OWNI http://owni.fr News, Augmented Tue, 17 Sep 2013 12:04:49 +0000 http://wordpress.org/?v=2.9.2 fr hourly 1 On a bien fait la bidouille à la française ! http://owni.fr/2012/09/24/on-a-bien-fait-la-bidouille-a-la-francaise/ http://owni.fr/2012/09/24/on-a-bien-fait-la-bidouille-a-la-francaise/#comments Mon, 24 Sep 2012 15:13:26 +0000 S.Blanc, A.Fradin, O.Noor http://owni.fr/?p=120694

Le plateau de jeu géant de l'asso UnderConstruction a fait le bonheur des grands enfants. Le but, voyager dans le temps de 1800 à nos jours pour découvrir les nouvelles technologies et leurs impacts dans les champs écologiques, sociaux, militants. - (cc) Ophelia Noor

On l’avait promis, de bonne foi, vendredi : samedi en fin de journée, il y aurait un beau reportage composé à quatre mains et un appareil photo sur le premier Open Bidouille Camp, que nous co-organisions avec nos amis de la Cantineet de Small Bang à Mains d’Œuvres à Saint-Ouen. Samedi soir, il n’y avait rien dans le back-office, pas même un début d’article. Ni même à 10 heures le lendemain. Certains rigolent déjà peut-être : ben voyons, elles ont préféré faire mumuse avec les LEGO ou bien vadrouiller en vélo électrique, et puis elles ont participé à l’atelier pâtes fraîches et ça a fini vautrées dans un canapé, une bonne assiette de ravioli ricotta-épinard dans le ventre, le tout arrosé de Club-Mate.

Fête le vous-même !

Fête le vous-même !

Sur le modèle des Maker Faire, ces grands rassemblements dédiés au do it yourself, version moderne du bricolage de nos ...

Des LEGO, nous vîmes trois briques en passant lors du démontage des stands, le vélo, pourtant installé devant nous, était caché par la masse des curieux, les pâtes, c’est vrai, on a eu une assiette, enfin une dizaine de bouchées qu’une âme charitable nous a amené à 16 heures au bar. La seule chose de juste, c’est qu’on a enfilé les bouteilles de Club-Mate, la très caféinée boisson préférée des hackers.

Car cette “première fête-le vous-même” a été un succès. À titre d’exemple, en bons adeptes du datajournalisme, citons un chiffre : nous n’avons pas profité de l’événement car nous avons préparé 170 sandwiches. Quant au nombre de cafés versés, de bouteilles de Mate décapsulées, nous avons perdu le compte au bout de deux heures. Les commandes s’enchaînaient si vite que nous n’avons pas eu le temps de donner à la Débrouille Compagnie les capsules et les bouteilles vides sur lesquelles elle lorgnait pour ses ateliers récupération.

Ouvrir le capot et réenchanter le monde

En guise de pause, je (Sabine) suis allée animer la conférence. Je pensais marcher au moins quelques mètres, du bar à la scène pour détendre mes jambes de barmaid d’un jour : espoir déçu, il fallait se frayer un passage parmi la foule massée dans la seconde salle, captivée par les machines à émerveillement apportées par différents fab labs. Une conférence qui a permis de voir ce qui liait tous ces ateliers issus aussi bien du monde des hackers que de la récupération ou de l’éducation populaire. Ce sentiment que nous arrivons à un tournant crucial et que les lendemains peuvent encore gazouiller si nous retrouvons, ensemble, du sens, en particulier en se réappropriant les savoirs-faire, pour réenchanter notre monde.

Benoît Parsy et son atelier post-prandial de programmation de robots en LEGO® - (cc) Ophelia Noor

Ce n’est pas tant la foule qui nous a réjouis que sa composition : l’enjeu était de dépasser le cercle fermé des geeks numériques. Faute d’avoir pu échanger beaucoup avec le public, fions-nous à quelques indices pour savoir si nous sommes sortis de notre microcosme. Déjà le retour des stands.

Le Fac Lab nous a ainsi expliqué que beaucoup de gens étaient présents dans un esprit de découverte. En espérant que l’essai soit transformé au fab lab directement. “Indéniablement, oui, témoigne Benoit Parsy, l’homme LEGO. Une cinquantaine de personnes sont passées, des mamans et des papas intéressés par l’outil pédagogique et l’ouverture à la programmation derrière le jouet, des geeks qui ont voulu mettre les mains dans le cambouis et ont programmé/hacké les robots et d’autres qui posaient des questions plus techniques (15), des enfants qui ont programmé effectivement un robot, des enfants qui ont joué avec les robots, une bonne dizaine… “

Jerry Can ou le serveur-ordinateur personnalisable et nomade dans un... jerrycan. Logiciel libre, matériaux de récupération, et les plans qui sont mis à la disposition de tous. (cc) Ophelia Noor

Romain, de JerryCan, poursuit :

J’ai parlé à plein de gens différents, des gens du quartier parfois assez âgés, beaucoup de jeunes couples, des papas un peu geeks qui montrent à leurs enfants, bref je suis bien sûr qu’on a tous vu la même chose, globalement peu de barbes.

Apparemment, nous avons aussi bénéficié du calendrier : le même jour avait lieu la fête de la ville, drainant le public vers Mains d’Œuvres.

Et sur Twitter, le hashtag #OBCamp n’a pas été beaucoup utilisé, alors que d’ordinaire, les événements de “geek” sont abondamment relayés sur le site de micro-blogging.

Jérôme Saint-Clair, du Graffiti Research Lab, souligne aussi un autre intérêt, côté organisateurs cette fois-ci

Cela nous a permis de rencontrer des organisateurs d’événements (ateliers,… ) qui souhaitent mettre en avant ce type de technologies/philosophies et donc permet d’atteindre les non initiés à postériori.
Ce type d’événement permet aussi aux acteurs de ce mouvement de se retrouver IRL et de mettre un visage sur des pseudos. Ceci a pour effet de nouer un peu mieux connaissance, d’échanger et permet parfois d’envisager des collaborations entre domaines connexes.

Martin (au centre) du Graffiti Reseach Lab, les mains dans le cambouis pendant la conférence de l'OBCAMP. (cc) Ophelia Noor

Merci, merci !

Nous remercions tous nos sponsors, Etsy, la Fonderie, Kiss Kiss Bank Bank, et nos partenaires médias DailyMotion, le Mouv’ et l’Atelier des médias. Sans oublier les contributeurs de notre collecte sur la plate-forme de crowdfunding. Les 63 donateurs nous ont permis d’atteindre 147% de notre objectif, avec au passage un mécène surprise, Digitalarti. Autant de mini-sponsors que nous avons remerciés en public en citant leurs noms sur scène.

Décidément, les Internets sont une bien belle invention. Yann Guégan, notre confrère de Rue89, a réalisé “bidouillé” une vidéo sur des ateliers :

Cliquer ici pour voir la vidéo.

et Flo Laval a offert un joli clip de remerciement :

Cliquer ici pour voir la vidéo.


Photographies par Ophelia Noor pour Owni /-)
Les photos de la galerie sont ici.

Et le toujours très actif Nicolas Loubet, de Knowtex, a eu la bonne idée de faire un Storify pendant qu’on éclusait nos stocks de pâté et d’emmental :

]]>
http://owni.fr/2012/09/24/on-a-bien-fait-la-bidouille-a-la-francaise/feed/ 0
Mutins du travail http://owni.fr/2012/03/27/mutins-du-travail-coworking-mutinerie/ http://owni.fr/2012/03/27/mutins-du-travail-coworking-mutinerie/#comments Tue, 27 Mar 2012 16:20:24 +0000 Guillaume Ledit et Ophelia Noor http://owni.fr/?p=103697 coworking a récemment ouvert ses portes à Paris. Si Mutinerie propose des bureaux à la location, les fondateurs du projet souhaitent également ouvrir la réflexion autour des évolutions du travail en entreprise. Et favoriser l'émergence d'une communauté. ]]>

La cuisine américaine dans l'entrée - (cc) Ophelia Noor pour Owni

La vitrine est encore en friche. Au 29, rue de Meaux, dans le 19ème arrondissement de Paris, “Mutinerie” prend progressivement ses quartiers. Espace de “coworking“, le lieu permet à des travailleurs indépendants de louer leur bureau pour une journée, quelques semaines, ou plus si affinités. Rencontre avec ses fondateurs, qui ambitionnent d’apporter leur pierre à l’édifice d’une nécessaire redéfinition du travail.

Pirates au travail

Réunir dans un même espace des individus provenant d’horizons différents et exerçant leurs talents dans des secteurs variés, rien de bien révolutionnaire. Si ce n’est qu’une telle approche révèle une volonté de “faire communauté” et de recréer du lien autour de son activité professionnelle.

“Si on ne choisit pas sa famille, on peut aujourd’hui choisir ses collègues”, nous dit Antoine van den Broek, l’un des quatre gaillards à l’origine du projet. Les trois frangins van den Broek sont tous passés par une école de commerce. Après quelques expériences professionnelles en entreprise, ils ont eu envie d’autre chose que cette “logique qui te bride sur ton lieu de travail”.

La grande salle de travail - (cc) Ophelia Noor pour Owni

Cela fait maintenant plus d’un an qu’Antoine, Éric et William, associés à leur ami Xavier, recherchent un lieu à la hauteur de leur ambition. Création d’un site pour expliciter leur démarche et commencer à réunir des individus intéressés, recherche frénétique d’un endroit pour accueillir leur projet ont rythmé leur vie… Jusqu’à découvrir l’espace idéal. Après trois mois de travaux et plusieurs prêts contractés, Mutinerie a ouvert ses portes.

“En situation de crise, les paradigmes explosent. Et le travail n’échappe pas à la règle.”, confie Antoine, “On est plus dans l’agrégation de compétences sur un projet que dans statut social”.

De son nom au discours de ses fondateurs en passant par son slogan (“Libres ensemble”), le projet se veut autre chose qu’une simple entreprise de location d’espace de travail.

“Une mutinerie, c’est quand l’équipage jette le capitaine par dessus bord et prend le contrôle”, nous explique Antoine au pied des escaliers d’une cave qui reste encore à aménager. Avant de continuer :

L’idée de Mutinerie, c’était de faire naître un mouvement.

Vers le grand espace de coworking - (cc) Ophelia Noor pour Owni

Mouvement

Un mouvement animé par l’envie de “recréer des modes de confiance et de sociabilité”.En se passant, notamment, des relations hiérarchiques, et en insistant sur la notion de “communauté”.

C’est l’un des aspects importants du mouvement du coworking, qui trouve ses origines dans le développement du monde numérique. Les pratiques de travail en espace collaboratif y sont en effet encouragées, notamment lorsque différents corps de métiers travaillent ensemble lors de barcamps ou de hackathons.

De San Francisco à Berlin en passant par Londres ou New-York, les espaces de coworking ont essaimé. A Paris, leur développement est encore embryonnaire même si La Cantine, lieu de rencontre des acteurs du numérique de la capitale, a défriché le terrain.

La salle de réunion. des travaux sont prévus pour réaménager l'endroit avec de grands murs véléda - (cc) Ophelia Noor pour Owni

Loin des grosses structures, incubateurs d’entreprises et autres friches souvent encouragées par les pouvoirs publics, Mutinerie veut faciliter les liens entre les membres de sa communauté. “Le coworking, c’est d’abord de l’humain”, explique Antoine, “on a voulu un espace très flexible pour encourager les liens entre les différentes professions“. Des métiers allant du conseil au design en passant par le management, la photographie ou encore l’architecture.

Depuis quelques semaines, les “résidents” (qui louent un bureau privatif) et les autres apprennent à se connaître dans cet espace de 400 m2 illuminé par une grande verrière. Des lieux sont aménagés afin de favoriser les interactions, comme le bar qui fait office d’accueil, ou “l’espace ramoufle”, situé dans un recoin du caveau, et qui permet de se détendre en toute tranquillité.

Antoine, co-fondateur de la Mutinerie - (cc) Ophelia Noor pour Owni

Les membres de Mutinerie sont en majorité des travailleurs indépendants, aux profils variés. Et, à la surprise des fondateurs, pas essentiellement masculins. “C’est bien, on évite l’ambiance caserne”, explique Antoine.

Les forfaits vont de 30 euros pour une journée à 390 euros par mois pour un espace de travail personnel. Pour le moment, les fondateurs du lieu ne se payent pas. En plus des abonnements, ils comptent sur l’organisation d’évènements, le sponsoring ou quelques missions de conseil pour parvenir à vivre de leur projet. Un business model évolutif, sur le modèle de ce que peuvent connaître les start-ups.

En attendant de trouver le modèle idéal, Mutinerie commence à tisser sa toile, de la revalorisation du tissu local à des liens avec différents espaces de coworking dans le monde.


Photographies par Ophelia Noor pour Owni /-)

Consulter toutes les photos dans la galerie.

]]>
http://owni.fr/2012/03/27/mutins-du-travail-coworking-mutinerie/feed/ 24
Mostar: “guerre de territoire, pas de religion” http://owni.fr/2011/08/17/mostar-territoire-religion-bosnie-croatie-serbie/ http://owni.fr/2011/08/17/mostar-territoire-religion-bosnie-croatie-serbie/#comments Wed, 17 Aug 2011 11:32:50 +0000 Damien Dubuc et Julien Descalles http://owni.fr/?p=76332

« En face, je n’y vais jamais, il n’y a que des Musulmans. Moi, ma patrie, c’est la Croatie. »

En face, c’est Mostar-Est (Bosnie-Herzégovine). Une fois par an, Silvio Bubalo doit pourtant trahir ses principes et franchir le fleuve Neretva s’il veut assister au match du Zrinjski, le club de la communauté croate. Pour ce cadre administratif fondu de football, rallier l’enceinte du Velez – l’équipe des bosniaques – a tout de l’expédition. Et de la démonstration de force. A Mostar, au stade comme en ville, chaque communauté entend marquer son territoire comme sa (supposée) différence.

Les derbys entre l'équipe bosniaque de FK Velez et les Croates du Zrinjski sont souvent l'occasion de démonstration des nationalistes.

Fin février, 500 ultras croates font le court déplacement chez l’adversaire bosniaque. Déboulent en bus et vans après le coup d’envoi. Encadrés par la police anti-émeute. Parqués sur une estrade de bois construite à l’extérieur de l’enceinte, ils multiplient d’emblée les provocations : des drapeaux croates et des étendards du Vatican sont dépliés ; des saluts fascistes sont adressés aux supporters rivaux. En retour, le public local siffle un peu, pour la forme. La force de l’habitude.

A chaque match, la trève se brise

« La différence entre nous et ceux du Zrinjski, qui ne poussent jamais jusqu’au fleuve, c’est qu’on sait nager », plaisante Gaga, un accro du Velez. Avant de se faire plus sérieux. « Jamais je n’irai me balader de l’autre côté avec mon écharpe rouge et blanche du club, c’est trop dangereux. » Puis fataliste : « La plupart du temps, la vie à Mostar est tranquille et normale, mais chaque match de foot ruine tout. Le passé et le nationalisme refont surface. »

Cette année, aucun incident, aucun affrontement entre supporters n’est à déplorer. Peut-être en raison de l’imposant déploiement de forces de l’ordre, plus de 500 hommes occupant la ville dès la veille du match. Mais l’ambiance est tendue. Des croix gammées et des symboles oustachis [un mouvement nationaliste et fasciste croate] ont fait leur apparition sur certains monuments de Mostar. Et notamment sur les sépultures du premier cimetière hérité du conflit des années 1990, où se mêlent les tombes des soldats des deux camps. L’œuvre de quelques fanatiques, sans doute. Pour les habitants, ils font presque partie du décor. Mais il y a là plus que du folklore.

« Ça arrive souvent au moment des matches, des élections ou des négociations », explique Robert Jandric, qui s’occupe du Centre culturel Abrasevic, l’un des seuls lieux où se réunissent les jeunes des deux communautés. En février dernier, justement, les négociations patinent : la Bosnie est sans gouvernement depuis plus de cinq mois, les partis politiques ne parviennent pas à s’entendre – autrement dit à se répartir le pouvoir, chaque communauté essayant de s’adjuger les postes clef.

La partie n’est pas facile. Depuis les accords de Dayton, qui ont mis fin à la guerre en 1995, le pays est divisé en deux : la République serbe de Bosnie d’un côté, la Fédération croato-musulmane de l’autre. Et sans accord au niveau de ces entités, pas de gouvernement fédéral possible. A Mostar, la situation est encore plus complexe. « Mostar reste la dernière ville multiethnique d’Herzégovine (dans le sud du pays) justement parce qu’elle est divisée », assure l’écrivain Veselin Gattalo. « Et le Bulevar, avec ses habitations encore en ruines, est notre zone grise. »

Au milieu de la ville se déroule une frontière

Ancienne ligne de front de la guerre qui a déchiré la ville entre 1992 et 1994, la principale artère de la cité reste une frontière. Pas un magasin en vue, si ce n’est une station essence, les rares passants ne s’attardent pas. Ils n’ont rien à y faire et craignent les groupes de jeunes désœuvrés, qui squattent les bâtiments jamais reconstruits. « La ville est physiquement coupée en deux, insiste Robert Jandric. Quand vous voyez ça, vous n’avez pas envie de vivre ici. »

Reconstruit à grands frais par la Banque mondiale, le Vieux Pont sur la Neretva, détruit pendant la guerre, n’a pas rapproché les communautés. « Au contraire, le Stari Most est devenu le symbole du quartier Est », se désole Gattalo. Il est loin d’être le seul monument à diviser depuis le retour de la paix. D’un côté, un campanile de trente mètres, accolé au couvent franciscain, domine le centre- ville. Et sur le mont Hum, où étaient positionnées les pièces d’artillerie de l’armée croate ayant pilonné le Vieux Pont, une gigantesque croix toise la vallée. De l’autre, les minarets se sont multipliés. Manière pour chaque communauté d’afficher sa domination sur une partie de la ville.

Au milieu de la ville, le « Bulevar » tranche la limite entre les territoires des deux communautés.

Cette partition est renforcée par le fonctionnement des institutions. Si la pression de la communauté internationale a abouti à l’instauration d’une seule police et d’une seule mairie, l’unité est souvent de façade. Faute d’accord entre ses communautés, la ville est restée quatorze mois sans maire, après les élections de 2008. Pour sortir de l’impasse, le conseil municipal a reconduit l’édile sortant. Surtout, nombre d’administrations continuent de mener une double vie. A l’Est, le courrier est acheminé par la poste de Bosnie- Herzégovine tandis qu’à l’Ouest, il transite par le voisin croate.

De même, la compagnie des eaux est gérée par deux services parallèles. Rien ne semble favoriser l’unité : « Si j’allais me faire soigner dans l’hôpital de l’Ouest, bien plus moderne, je ne serai pas remboursée, car nous n’avons pas le même carnet de santé avec les croates », déplore Améla((Le prénom a été modifié )), une Bosniaque de 28 ans.

« Ici tu es d’abord bosniaque, croate ou serbe avant d’être Bosnien », prévient la jeune femme. Mais elle veut croire que la situation s’améliore. « Quand je suis revenue à Mostar après la guerre, je devais passer deux check-points pour me recueillir sur la tombe de mon père. Aujourd’hui, rien de plus normal que faire du lèche-vitrine au centre commercial de l’Ouest et ses boutiques de chaussures ! »

« C’est une guerre de territoire, pas de religion »

Au cœur du quartier croate, moins ravagé par la guerre, le Rondo et ses dizaines de cafés branchés et d’échoppes de vêtements n’ont aucun secret pour nombre de Bosniaques. Pour Améla, née dans le Mostar multiethnique de Tito, la ligne de démarcation est ailleurs.

« Les vrais Mostariens, ceux qui vivaient ici avant le conflit, continuent de vivre dans une seule ville. Qu’ils soient catholiques, orthodoxes ou musulmans. Ceux qui veulent la partition, ce sont les Croates, venus du reste de la Bosnie et réfugiés ici après-guerre. Ils considèrent que Mostar-Ouest leur appartient ! » Les yeux rivés vers Zagreb, qui a financé en partie leur installation et leur a donné un passeport, ils rêvent encore d’une grande Croatie. Ou a minima de vivre dans la capitale d’une fédération autonome au sein de la Bosnie. « C’est une guerre de territoire, pas de religion », complète Améla.

La division de la ville est désormais plus subtile, ancrée dans la tête de nombreux Mostariens. Dans chaque camp, les préjugés ont la peau dure. Y compris chez les jeunes générations. « De l’autre côté, je me sens dévisagé », explique un lycéen croate, qui confie pourtant s’y rendre très rarement. « C’est comme si il y avait deux villes différentes », appuie l’un de ses camarades d’une vingtaine d’années. « Je suis trop jeune pour avoir connu la guerre, mais il faut respecter ça ». En clair, ne pas fraterniser avec l’ancien ennemi.

Un drapeau croate planté au milieu de vignes des abords de Mostar.

A 33 ans, Robert Jandric, du Centre culturel, n’est pas optimiste. « C’était mieux dans les années qui ont suivi la guerre. Au moins il y avait une espérance, les jeunes se rappelaient encore l’ancien système où tout le monde vivait ensemble. Aujourd’hui, ceux qui vivent dans des familles nationalistes se font monter la tête par leurs parents. »

Un constat partagé par Gordana((Le prénom a été modifié )), professeur de français au lycée général de la ville. Tout en présentant ses élèves, elle les invite à choisir la personnalité dont ils aimeraient voir la statue en ville. Prudente, une jeune fille cite une starlette ; un camarade surprend avec Léonard de Vinci – sans trop savoir pourquoi. Mais, la plupart des élèves se rabattent sur Tito ou Alija Izetbegovic, premier président de Bosnie-Herzégovine. « Vous voyez, ils parlent presque tous de personnalités politiques. Ce n’est pas normal, ils devraient avoir des préoccupations plus légères et d’autres modèles à leur âge », glisse-t-elle, un brin résignée. Elle hésite, choisit ses mots puis lâche : « Ils sont embrigadés ».

Partition dans les urnes et dans les cours d’histoire

Cette frontière invisible arrange bien les partis politiques des deux bords, qui jouent de la partition et l’attisent pour se maintenir au pouvoir. « Chaque camps a peur d’être mis en minorité, qu’une partie de la ville domine l’autre, explique Osvit, revenu au pays depuis quelques mois. Alors, ils votent systématiquement pour un représentant de leur communauté, pas pour quelqu’un qui défendrait l’intérêt général. »

Statu quo assuré : le SDA, côté bosniaque, et le HDZ dans la partie croate, deux partis nationalistes, sont au pouvoir depuis vingt ans. A chacun sa partie de la ville, à chacun sa chasse-gardée. « Le SDA et le HDZ se sont réparti Mostar, explique Veso Vegar, porte-parole d’un parti croate concurrent, tout aussi nationaliste. Leur but est d’avoir le monopole sur leur territoire. » Et puisque se compter pourrait remettre en cause le fragile équilibre des forces, aucun recensement n’a été effectué en Bosnie depuis 1991.

Même Radmila Komadina, porte-parole de la municipalité, et encartée au HDZ, confirme que nombre de politiciens s’affrontent devant les caméras pour mieux s’entendre, à l’abri des regards, sur le partage du gâteau. Et sur l’économie, avant tout. Avec 2 000 salariés, Aluminij est le principal employeur de la ville. Il est également le premier sponsor du Zrinjski et finance le centre culturel croate ainsi qu’une galerie d’art. « Mais pour y entrer, il faut être encarté au HDZ », affirme M. Vegar. « Un véritable chantage à l’emploi », selon Robert Jandric. Ce que confirment d’autres habitants, mais pas l’entreprise, fermée aux visiteurs curieux. Résultat : 90 % des employés sont croates. Une aubaine dans une ville qui compte 40 % de chômeurs, mais seulement 20 % à l’Ouest.

Dans les cours d'histoire, des programmes différenciés, validés à Zagreb pour les élèves Croates et à Sarajevo pour les jeunes Bosniaques.

Le développement économique de la partie croate a aussi pour conséquence de diviser Mostar. « Pourquoi est-ce que nous irions de l’autre côté ?, demande Ivo, un étudiant croate. Nous avons tout ce qu’il faut ici ». Pas d’hostilité envers les Bosniaques, un simple constat d’évidence pour Ivo et ses camarades qui déambulent un dimanche soir sur une artère commerçante.

A l’exception des centres commerciaux, les lieux de rencontres entre Bosniaques et Croates sont rares. D’autant que, de la maternelle aux filières technologiques, la ségrégation règne. Seul le Gymnasium détonne. Cœur du « Bulevar », le lycée général de cette ville de 100 000 habitants est l’unique à accueillir 650 adolescents de toutes communautés confondues. « Ici, tous peuvent se rencontrer, se lier d’amitié. Ce premier pas est la voie à suivre pour toute la Bosnie-Herzégovine », explique fièrement le directeur, Bakir Krpo.

Le modèle a pourtant ses limites. Sitôt la cloche retentie, Croates et Bosniaques regagnent des classes séparées. La faute notamment aux cours d’histoire, les premiers apprenant le programme établi à Zagreb [capitale de la Croatie], les seconds celui de Sarajevo [capitale de la Bosnie- Herzégovine]. Conséquence : « Seuls les Bosniaques considèrent ce pays comme le leur », reconnaît le proviseur. La réconciliation promet d’être longue. Le 14 février dernier, date anniversaire de la libération de Mostar, aucune commémoration n’a eu lieu. Ni d’un côté du « Bulevar », ni de l’autre.


Photos Joseph Melin

]]>
http://owni.fr/2011/08/17/mostar-territoire-religion-bosnie-croatie-serbie/feed/ 4
Consommation collaborative: “garçons, un café!” http://owni.fr/2011/08/16/consommation-collaborative-%c2%ab%c2%a0garcons-un-cafe-%c2%a0%c2%bb-starbucks-carte/ http://owni.fr/2011/08/16/consommation-collaborative-%c2%ab%c2%a0garcons-un-cafe-%c2%a0%c2%bb-starbucks-carte/#comments Tue, 16 Aug 2011 15:06:33 +0000 Alexandre Léchenet http://owni.fr/?p=76311

Il existe une tradition dans les cafés napolitains. Lorsque ceux-ci sont remplis de cols blancs en manque de caféine, prenant leur pause ou discutant affaires, il peut arriver qu’au lieu de faire l’appoint, le client transforme sa monnaie en caffe’ sospeso (littéralement, “café en suspens”). Il permet ainsi au malheureux qui n’a pas de liquide et de boire tout de même son café. Pour cela, il lui suffit de passer la tête et de demander au barman s’il reste un café pré-payé.

Caffe’ sospeso americano

Cette tradition a aujourd’hui traversé l’Atlantique, grâce à un individu et un peu de technologie. Alors qu’il teste une application lui permettant de relier sa carte de paiement chez Starbucks à son téléphone, Jonathan Stark se retrouve confronté à un dilemme: l’application est inutilisable tant sur son iPhone que sur son Nexus. Malin, il fait une copie d’écran de la carte virtuelle depuis l’iPhone pour l’utiliser avec le Nexus. Arrivé au comptoir, il présente l’image, et parvient à payer son café.

Épaté de pouvoir payer avec une simple image, il s’empresse de le raconter à ses lecteurs sur son blog, le 14 juillet au matin. Avec, en illustration, la fameuse image qui lui permettait de payer. Pour que les lecteurs puissent vérifier par eux-mêmes, il a crédité sa carte de 30 dollars et leur a proposé d’essayer dans leur Starbucks habituel.

La carte est vidée rapidement et il remet 50 dollars pour permettre aux habitants de la Côte Ouest d’essayer à leur tour. Le 15 juillet, un de ses amis crédite la carte depuis le site de Starbucks. Le 18 juillet, il créé une API pour permettre aux gens de savoir combien d’argent il reste sur la carte. Une page dédiée, un compte Twitter et une page Facebook suivent rapidement.

Le petit jeu d’un développeur américain devient une “social experiment

Un monde où tout le monde peut avoir du café gratuit n’existe pas. Mais heureusement, des gens créditent régulièrement la carte. La douce vie de l’expérimentation sociale commence, cheminant tant dans les médias technophiles que sur les télévisions. Jonathan Stark doit sûrement y trouver son compte, puisqu’il a l’occasion de parler de lui.

Des jaloux le soupçonnent d’ailleurs de n’être qu’un infâme publicitaire produisant du buzz gratuit pour la plus grande chaîne de cafés au monde. Mais il n’en est rien. La multinationale déclare simplement :

Starbucks n’a pas connaissance du projet de Jonathan Stark, et n’a aucun lien avec lui, ou l’entreprise pour laquelle il travaille. Starbucks pense que son projet est intéressant et nous sommes flattés qu’il utilise Starbucks comme une partie de son expérimentation sur le “paiement en avance”.

Jolie petite histoire donc, qui crée d’ailleurs des émules puisqu’un certain Craig a également mis sa carte à disposition.

Les bobos offrent des cafés aux bobos

Pour autant, la petite anecdote sympathique ne fait pas que des heureux. Sam Odio, un entrepreneur un peu exaspéré par les bons sentiments émanant de cette expérimentation dans laquelle les bobos offrent des cafés aux bobos —“yuppies buy other yuppies coffee” — a décidé de se pencher sur la carte Starbucks de Jonathan, et de la détourner de son objectif initial.

Il crée donc une petite application lui permettant de savoir lorsque la carte en question contient une quantité importante d’argent. Il se rend ensuite dans son Starbucks pour acheter des cartes cadeaux, et réussi ainsi à cumuler 625 dollars.

Il a ainsi mis aux enchères sur eBay une carte contenant 500 dollars. L’intégralité de la somme obtenue sera reversée à une association caritative :

Suis-je le seul à penser que d’offrir à son prochain fix de caféine à un étranger n’est pas ce dont nous devrions nous préoccuper aujourd’hui ?

La réaction de Jonathan Stark face à ce hack ressemble à celle de Dieu après avoir offert la Terre aux Hommes :

J’ai n’ai fait que créer un outil, il n’y a rien à faire. Je pense que les gens n’auront que ce qu’ils méritent, en bien ou en mal.

Car Jonathan lui-même ne crédite plus sa carte et, à la manière du caffe’ suspeso, on suppose que les gens qui s’offrent un café avec l’argent des autres n’hésiteront pas à recréditer la carte par la suite.

Un simple retour d’ascenseur, ou comment comprendre le désarroi de Dieu.

[màj - 19h30] – Le 12 août dans la nuit, la carte de Jonathan a été désactivé, suite à l’action de Sam Odio. Jonathan déclare sur son site que ce n’est que le commencement de quelque chose de plus grand, et que les gens n’hésiteront plus à payer en avance pour d’autres personnes.


Illustration Flickr PaternitéPas d'utilisation commerciale pure9

Publié initialement sur le blog d’Alphoenix

]]>
http://owni.fr/2011/08/16/consommation-collaborative-%c2%ab%c2%a0garcons-un-cafe-%c2%a0%c2%bb-starbucks-carte/feed/ 9
L’usager, cet autre concepteur http://owni.fr/2011/07/22/l%e2%80%99usager-cet-autre-concepteur/ http://owni.fr/2011/07/22/l%e2%80%99usager-cet-autre-concepteur/#comments Fri, 22 Jul 2011 13:47:04 +0000 Ingi Brown http://owni.fr/?p=74397 Partout les mêmes recommandations : il faut trouver ou retrouver une place pour l’usager dans le processus de conception. Ces recommandations, reprises en cœur, ont au moins le mérite de nous faire réfléchir aux notions qu’elles viennent articuler, et nous permettent de questionner les termes usage, concepteur, utilisateur que nous manipulons peut-être trop par habitude. Car finalement qui est-il, cet usager ?

Des outils de personnalisation toujours plus sophistiqués

Tout d’abord il me semble que deux idées bien différentes se cachent derrière ce terme d’usager concepteur. Une première chercherait à défendre l’idée que pour obtenir de meilleurs produits, un usager (ou plus souvent un ensemble d’usagers) doit retrouver une place dans le processus de conception. L’objectif avoué est de concevoir un produit adapté à un futur usager consommateur, celui-ci est donc pris pour sa capacité à prescrire.

La question qui en découle est celle de la place de cet usager prescripteur dans le collectif qui participe à la genèse de l’objet. Tour à tour le marketing, les designers, les sociologues de l’usage, ou dans certains cas les ingénieurs revendiquent une expertise propre sur les usages. Ainsi les uns et les autres débattent de la place et des activités à donner à ces usagers que l’on mobilise, de l’organisation de « tests de concept » en amont du développement, à la validation des prototypes par des « panels test » d’utilisateurs.

Mais alors qu’apparaissent une nouvelle génération d’usagers bidouilleurs qui modifient, réparent [en] et recombinent les produits qu’ils achètent, certaines entreprises vont plus loin et proposent une autre voie en développant des outils de personnalisation toujours plus sophistiqués (par exemple NikeID qui permet de personnaliser chaque détail d’une paire de chaussures, mais aussi Shapeways [en] qui propose des objets numériques reconfigurables à modifier soi-même avant de lancer une impression 3D à la commande). Il semblerait que l’ère de la conception des biens par des entreprises soit révolue, et que l’usager aujourd’hui devient le principal, voire l’unique concepteur des objets qu’il désire.

Génération bidouille

Ces deux voies reposent pourtant sur une proposition quelque peu problématique. Elles supposent que l’on puisse tenir une séparation fondamentale entre le processus de conception d’un objet et une certaine activité subséquente que l’on nommerait usage ou « utilisation » par un usager utilisateur. Ici, la séparation concepteur/usager parait être avant tout un modèle trop simpliste de séparation de leurs activités : le concepteur conçoit puis livre le produit à un utilisateur qui utilise. Or il nous semble qu’on ne puisse pas assumer une telle position, mais qu’au contraire, l’usager est toujours, et a toujours été, l’un des concepteurs de l’objet.

Le dernier des concepteurs

Prenons un exemple contemporain d’un produit complexe : le Vélib’. Objet hybride, ni vélo, ni transport en commun, le Vélib’ prend quelques attributs des deux pour en faire un produit nouveau et inattendu. De plus, son intégration dans l’espace public génère des contraintes fortes à prendre en compte, et multiplie de fait le nombre et la diversité des acteurs qui composent l’équipe conceptrice. Ainsi le Vélib’ est issu d’un processus de conception qui a intégré tous les grands experts de la conception : non seulement les ingénieurs de chez JC Decaux et le designer Patrick Jouin, mais aussi des juristes, des informaticiens, des experts d’autres entreprises (Orange, Bouygues Telecom), et organisations (urbanistes de la Ville de Paris, conseillers politiques).

Et vélo devint banc public !

Et pourtant, bien qu’il en résulte un objet que l’on pourrait qualifier d’ultra-conçu, sa mise à disposition à un ensemble d’utilisateurs a généré une multiplicité de surprises : la selle, seul élément « personnalisable » du vélo, devient vecteur de communication communautaire sur l’état du vélo (selle retournée = vélo en mauvais état). Les vélos stationnés, devant les laveries de quartier par exemple, deviennent « banc » public individuel pour lire au soleil.

Usages détournés ? Pas seulement : même dans l’usage le plus attendu, le produit prend des dimensions surprenantes. Le passage d’un modèle simple de citadin qui s’empare d’un vélo public pour se déplacer (scénario prédéfini à la conception) à la « mise en usage » dans les mains des premiers utilisateurs développe des usages bien plus complexes que l’on ne pouvait imaginer. Il ne s’agit pas seulement de se déplacer : prendre un Vélib’ c’est se montrer, c’est appartenir à une communauté, c’est afficher des valeurs, un statut. Les exemples ne manquent pas pour montrer le décalage, l’inventivité, la créativité, ou nous dirons plus formellement, la capacité à concevoir des usagers, de façon entièrement indépendante de la firme et de ses processus.

Un second exemple peut éclairer cette thèse de l’usage concepteur : en Afrique, c’est un collectif d’usagers à l’échelle d’un pays qui va transformer le téléphone portable et son système de cartes prépayées en une forme nouvelle de transactions financières. Les minutes de communication sont utilisées comme substitut à l’argent liquide, car elles peuvent être envoyées par de longues distances (il suffit d’envoyer un numéro par SMS) et peuvent être conservées de manière plus sécurisée (les « minutes » ne se voient pas, à la différence d’une liasse de billets). Ici les utilisateurs ne conçoivent pas seulement un détournement profond de l’usage préconçu, mais conçoivent en plus un collectif et une organisation, avec les règles nécessaires au développement de cette activité nouvelle.

L’usage, poursuite de la conception

De ces deux modèles s’illustre bien l’impossibilité de séparer formellement une activité d’usage et une activité de conception d’un objet. L’usage est une poursuite de la conception. Certes, les exemples montrent des extrêmes, mais il nous semble qu’au-delà de l’usage détourné singulier, tout usage peut être lu comme une activité de conception à part entière. On pourrait aller plus loin et défendre l’idée qu’un usager conçoit non seulement son propre usage, mais aussi sa propre interprétation, ainsi que le projet d’utilisation de tout objet qu’il utilise. Ainsi le marteau du menuisier n’est pas le même que le marteau équivalent mis dans les mains du bricoleur du dimanche, et qui est lui-même différent du marteau, pourtant objectivement identique que l’on pourrait exposer dans un musée.

Ainsi l’objet décontextualisé n’est rien. C’est l’usager, seul ou en collectif, qui le concrétise au moment de son utilisation. Pour ainsi dire, l’usager conçoit a minima le tout de l’objet, c’est-à-dire son projet, son interprétation et son usage propre. L’activité d’utilisation, ou l’usage, est une activité conceptrice, au même titre que celle effectuée par les autres acteurs intervenant dans la genèse de l’objet. L’usager, c’est l’ultime concepteur sans qui l’objet n’aurait pas d’existence propre.

Les nouveaux emblèmes de la modernité : des objets à potentiel d’usages

Le couteau suisse est l’archétype du produit multi-fonction, celui qui s’adapte à des besoins divers. A l’origine de sa conception, un certain nombre de scénarios d’usages prédéfinis servent de guide pour le choix des différents modules : lames, loupes, scies, ciseaux, auquel on ajoutera par la suite des fonctionnalités nouvelles. Ainsi l’évolution des usages va faire apparaître tour à tour un briquet, pointeur laser, ou une clé USB. Mais on perçoit rapidement la limite de ce raisonnement : faut-il intégrer un téléphone portable ? Un GPS ? Une carte de paiement ? Un appareil photo ? Quels sont les nouveaux usages auxquels il faut s’adapter ? On peut même se demander si paradoxalement le nouveau couteau suisse ne doit pas aussi intégrer un module « pansement » pour venir en aide à celui qui s’en sert mal ! « Un iPad ? Mais… ça sert à quoi ? Tu l’as acheté pour quoi faire ? » « Écoute je ne sais pas trop, on verra, mais ça avait l’air intéressant. »

Couteau suisse ou iPad ?

À l’opposé du couteau suisse multi-fonctionnel, on retrouve aujourd’hui des objets tels que l’iPad, produit sans fonction prédéfinie ou prédominante. En revanche l’usager vient le « configurer » en le transformant pour l’adapter à des usages qu’il conçoit. De la même sorte, Twitter a pris son envol dès lors que des usagers ont commencé à expérimenter avec le nouveau service de « micro-blog » ou « maxi-sms ». Les inclassables deviennent intrigants et séduisent par le potentiel de nouveaux usages qu’ils permettent aux utilisateurs.

Ainsi apparaît une classe nouvelle d’objets qui séduisent sans usages préconçus, qui mettent en avant non pas leur « adaptabilité », au sens du couteau suisse, mais plutôt leur potentiel d’usage. Ils offrent de nouvelles capacités de conception aux usagers et en ce sens, on peut les qualifier d’outils.

On peut donc se poser la question de cette « nouvelle ère de l’usager concepteur » : en effet, ce qui fait la nouveauté n’est pas tant que l’usager devient un concepteur, nous avons montré en quoi il l’a toujours été, en revanche il semble qu’aujourd’hui cet usager souhaite aller plus loin dans sa capacité à imaginer de nouveaux usages. Ce ne sont plus des objets multifonctions qui inévitablement vont figer un certain nombre d’usages prescrits à partir de scénarios prédéfinis, mais de véritables plateformes de conception, des produits qui permettent à tous d’imaginer et concevoir des usages inédits. Quant aux tentatives, aujourd’hui, d’implication des usagers dans les organisations conceptrices, il nous semble qu’il faut maintenant penser ces médiations en levant l’hypothèse des usages donnés et prescripteurs et en considérant plutôt celle que nous avons présentée ici d’usages conçus. Au-delà d’une interaction concepteur/usager, c’est à présent des objets qui font de l’usager un meilleur concepteur qu’il faut développer ; car comme l’a évoqué Bernard Stiegler :

« Le destinataire de l’objet industriel de demain est un praticien, et non un usager »

Cliquer ici pour voir la vidéo.

Pour aller plus loin :

> Stiegler Bernard, Du Design comme sculpture sociale – Nouvelle association dans les desseins du design in Brigitte Flamand (collectif), Le Design : Essai sur des théories et des pratiques , Éditions du Regard, 2006.
> Les travaux de recherche de Kin Wai Michael Siu [en] à la Hong Kong Polytechnic University School of Design sur le parallèle entre l’interprétation des objets et les théories du « reader-response ».

Billet initialement publié sur Strabic.fr, gentiment signalé par Tj, un lecteur.

Illustrations : © Vincent Godeau | collectif Le Bureau sauf Velib Flickr CC PaternitéPas d'utilisation commercialePartage selon les Conditions Initiales Martin Tod

]]>
http://owni.fr/2011/07/22/l%e2%80%99usager-cet-autre-concepteur/feed/ 19
Istanbul, mégapole européenne? http://owni.fr/2011/07/04/istanbul-megapole-europeenne/ http://owni.fr/2011/07/04/istanbul-megapole-europeenne/#comments Mon, 04 Jul 2011 15:47:20 +0000 microtokyo http://owni.fr/?p=72639 Urban After All S01E21

Si les voyages forment la jeunesse, peut-être forment-ils plus encore notre capacité à observer ce qui nous paraît étrange(r). Quoique traitant l’information chacun à leur manière, le journaliste et l’ethnographe savent tous deux qu’il est nécessaire d’être un piéton attentif pour récolter des données de première main sur le terrain. « Faire feu de tout bois », disait Robert E. Park, journaliste puis sociologue mythique de l’École de Chicago. Les ambiances des rues, les discours et les imaginaires qui s’y forgent donnent en effet de précieuses pistes de compréhension d’une société.

À l’heure où la question de l’intégration de la Turquie à l’Union Européenne laisse celle-ci bien hésitante et les Turcs parfois agacés, nous nous sommes rendus dans la capitale de la culture 2010, Istanbul, à quelques jours des élections législatives du 12 juin dernier.

Enjeu électoral de taille puisqu’il s’agissait de renouveler le Parlement et de dessiner les grandes tendances de la Turquie de demain. On le sait, c’est le conservateur et europhile AKP [tr] (Parti de la Justice et du développement) mené par l’ancien maire d’Istanbul [tr] et actuel Premier ministre Recep Tayyip Erdoğan qui a massivement raflé la mise. Pour le marcheur parcourant les rues stambouliotes, une foule de signes indiquait non pas tant cette seconde réélection sans surprise que la tension entre modes de vie cosmopolites et crispations plus ou moins marquées autour d’une certaine lecture du passé et de la religion majoritaire, l’islam.

Métropole, mais pas seulement

À cheval sur les continents européen et asiatique, Istanbul n’est pas seulement l’une des villes les plus anciennes du monde, c’est aussi l’une des plus peuplées. Officiellement, elle compte plus de 12.5 (chiffres 2007). À la vitesse à laquelle croissent les gecekondus (constructions illégales) en périphérie, certains tablent plutôt sur 16 ou 17 millions.

Il suffit de monter sur le toit de l’Istanbul Sapphire Tower [en], gratte-ciel flambant neuf à Levent pour voir ce qu’est Istanbul : une mégalopole. Le choc : un tissu urbain hyperdense presque dépourvu d’axes structurants. Vu la topographie de la région, à part les séismes, aucun obstacle naturel ne semble empêcher cette entropie. Istanbul peut impressionner l’urbaniste européen, notamment ceux de la vénérable revue Urbanisme qui dans un numéro dédié, la qualifient pudiquement de « métropole » (modèle on ne peut plus européanocentré), pratiquement jamais de « mégapole ». Intégrer la Turquie à l’UE, serait-ce aussi intégrer une forme urbaine qui s’est longtemps développée sans plan directeur ?

Exit le plan panoramique en plongée, préférons maintenant le plan séquence au sol. Istanbul compte pas moins de 32 communes et plusieurs centre-villes. Mais de quelle centralité faut-il parler ? Géographique, économique ou symbolique ? S’il est courant de dire que la rive européenne est davantage occidentalisée et fébrile que celle anatolienne, réputée plus populaire et tranquille, l’expérience incite à nuancer le propos. Les centres dits historiques se trouvent en Europe, dans la zone de Beyoğlu : Galata, Istiklal et Taksim. Très fréquentés, ils comptent aussi des quartiers populaires, voire pauvres comme Tabarlaşı où logent Kurdes, Arméniens et immigrés.

Classée à l’Unesco, la zone de Sultanahmet est un haut lieu du tourisme mondial mais elle regorge aussi d’étroites rues populaires, chroniquement bondées de marchandises et de ménagères affairées. Longeant l’avenue Büyükdere, le récent quartier d’affaires Levent indique qu’Istanbul est devenue une place financière forte reliant Europe et Moyen-Orient. En Asie, la zone de Kadıköy et le gigantesque quartier-marché Çarşı font figure d’attracteurs étranges.

Vitalité et crispation des espaces communs

Ce qui frappe, c’est l’atmosphère à la fois énergique et détendue des rues. Certes, celles-ci sont souvent grouillantes, bien des Stambouliotes trouvent que le temps passe trop vite et le trafic routier impose lourdement sa loi aux piétons. Le commerce informel est quasiment partout : vendeurs de simit (pains au sésame), de tickets de loterie ou de menu équipement, vendeuses de fleurs, cireurs de chaussures… Il y a aussi les hommes bruns transportant d’énormes paquets sur leur dos littéralement pliés en deux, Kurdes ramassant et revendant les déchets. Premiers indices incitant à s’écarter des grandes artères et à découvrir les marchés d’arrières-cours, passages, escaliers menant à des boutiques sur les toits.

On comprend assez vite que la vitalité informelle des espaces communs oscille entre une légalité abstraite faite de règlements inapplicables ou inappliqués (codes de la route et de l’urbanisme, législation du travail), et une illégalité efficace (commerces informels, gecekondus, dolmuş – estafettes plus ou moins légales).

Les autorités tentent cependant depuis une dizaine d’années de réguler cette urbanisation débridée à coups de régularisation, de modernisation et de projets immobiliers. Pour le meilleur et pour le pire. Les Roms installés de longue date à Sulukule, sur la rive européenne du Bosphore, en savent quelque chose : malgré un collectif de soutien, leur quartier composé de charmantes maisonnettes en bois a été rasé en 2008. L’endroit idéal pour un bar lounge so trendy

Le quartier Rom de Sulukule à Istanbul

Le quartier Rom de Sulukule, quelques semaines avant sa démolition en 2008.

La démarcation entre boutiques (dedans) et trottoir (dehors) est souvent floue : étals, commerçants papotant dehors, porte ouverte, voire absence de vitrine. La vie stambouliote consiste aussi à s’assoir à l’improviste sur les tabourets bas posés devant l’une des milliers de lokantas (échoppe bon marché) pour y boire le çay (thé noir), y manger un döner. Une femme blonde platine en minijupe boit le thé avec son amie voilée et habillée de manière plus couvrante. La cuisine de rue, dénominateur social commun ? Peut-être, mais elle dissimule mal le fait que la vente d’alcool est de plus en plus contrainte par une licence exorbitante et l’augmentation du prix du verre. Au pays du raki, musulmans non pratiquants, restaurateurs et milieux intellectuels laïcs sont préoccupés par cette pression conservatrice.

Omniprésente, la musique, à commencer par la türkpop, est aussi un puissant lien social. Difficile d’échapper aux chansons de Demet Akalin, Mustafa Sandal [tr] ou de Kenan Doğulu. Plus traditionnel mais non moins écouté, l’arabesk, représenté entre autres par Orhan Gencebay [tr] et la superstar kurde, Ibrahim Tatlises [tr], récemment grièvement blessé par mitraillette. Sibel Can et Sezen Aksu mixent les deux styles, s’attirant les faveurs des fans du r’n'b national et de leurs (grands) parents.

Imaginaires officiels et régimes visuels

En ces temps de campagne électorale, c’est une Turquie économiquement en bonne santé mais écartelée entre partisans du cosmopolitisme laïc et conservateurs pro-islamistes qui se donne à voir. Qu’est-ce qui peut alors faire lien entre eux ? Le patriotisme se clame haut et fort. Icône fondatrice de la jeune République laïque (1923) et dénominateur commun de la türklük (identité turque), Mustafa Kemal Atatürk est omniprésent dans la rue et les maisons. Plus nombreux encore que les drapeaux nationaux, les drapeaux d’équipe de foot ou les chats de rue, les portraits d’Atatürk jeune, homme mûr, inspiré, rassurant, civil, militaire, protecteur des enfants, haranguant les foules… Un saint laïc.

Bien fou qui oserait s’en moquer publiquement, la loi 5816 l’interdit. Au printemps 2008, l’État coupe l’accès à YouTube en raison de contenus jugés offensants à la mémoire d’Atatürk. Aucun acteur politique ne peut s’en prendre à ce symbole, quand bien même certains rêvent d’en finir avec la laïcité et d’affaiblir le pouvoir de l’armée, gardienne de la démocratie.

Pour qui brigue le pouvoir, il faut se montrer à la hauteur de cet imaginaire patriote. Ici et là, des affiches, voire stencils des candidats. Des camionnettes sillonnent les rues en crachant türkpop et slogans politiques, couvrant presque les appels à la prière des minarets. Les principaux partis ont leurs spots publicitaires sur les écrans TV et dehors. Ceux de l’AKP, ici et [vidéo, tr], valent le coup pour leur savante mise en scène : tantôt costumes et musiques traditionnels, tantôt un R. Erdoğan vantant ses réalisations urbaines. Sans doute plaisent-ils aux bobos néo-ottomans, ces jeunes adultes cultivés des classes privilégiées, musulmans pratiquants et conservateurs…

Les principaux partis comme le CHP [tr] (Parti républicain du peuple) et le MHP [tr] (Parti d’action nationaliste) et BDP [tr] (Parti socialiste pro-kurde) y vont aussi de leur meetings. Les codes de communication politique surprennent : des places remplies de militants écoutant les discours fleuve et limite sentencieux du leader. On ne peut s’empêcher de rapprocher ce charisme avec une impression souvent éprouvée dans la rue où les regards, surtout entre hommes, sont francs, sans être agressifs. On ne fuit pas le regard de l’autre, on le maintient, sûr de soi.

Pochoir de masque à gaz, très utilisé par les journalistes turcs.

La semaine précédant les élections, pas un jour ne se passe sans une manifestation ou un meeting dans l’axe Taksim-Istiklal Caddesi. Pour qui ne comprend pas le turc, il est facile de deviner les tendances politiques du rassemblement. S’il y a beaucoup de femmes voilées et de musique traditionnelle, c’est un parti conservateur, voire pro-islamiste. S’il y a beaucoup de policiers en armure, de blindés munis de canons à eau et de journalistes équipés de masque à gaz, c’est une foule de gauche. Lors d’un premier séjour en 2008, j’avais participé à la manifestation du 1er mai à Taksim. Très vite, l’évènement tourne à l’affrontement : lance à eau, gaz lacrymogènes puis traque interminable des manifestants dans les rues perpendiculaires à Istiklal. Le spectacle de ces violences fait les choux gras des médias, à défaut, sans doute, de présenter équitablement les différentes sensibilités politiques.

Curieuse situation que celle d’Istanbul : dépourvue de titre officiel, elle est pourtant davantage la scène des tensions traversant le pays que la capitale Ankara. À la fois patinée par le temps et illuminée par ses buildings, elle est toujours un creuset culturel et désormais une mégapole globale. Elle semble nous dire que la mondialisation ne rime pas avec standardisation mais hybridation. À défaut de rassurer les grandes capitales d’Europe occidentale, Istanbul a cet atout que n’ont plus toujours celles-ci : une vitalité lui permettant de muter rapidement. Pas mal, pour une jeune femme de près de 1700 ans.

Photos : Aymeric Bôle-Richard, sauf image de une CC by-nc-nd Pierre Alonso

Chaque lundi, retrouvez la chronique Urban after all, un voyage dans le monde étrange des “urbanités” façonnant notre quotidien. Une chronique décalée et volontiers engagée, parce qu’on est humain avant tout, et urbain après tout ;-) Retrouvez-la aussi sur Facebook !

]]>
http://owni.fr/2011/07/04/istanbul-megapole-europeenne/feed/ 0
La voiture individuelle: une idée bonne pour la casse! http://owni.fr/2011/06/28/la-voiture-individuelle-une-idee-bonne-pour-la-casse/ http://owni.fr/2011/06/28/la-voiture-individuelle-une-idee-bonne-pour-la-casse/#comments Tue, 28 Jun 2011 09:26:06 +0000 Bruno Marzloff et Aladin Mekki (Groupe Chronos) http://owni.fr/?p=71079 Ce dossier en trois volets explore la mutation du marché automobile. Que comprendre des signes que ne cesse de produire la demande ? Qu’entendre derrière ces initiatives brouillonnes de l’offre ? Quelle place pour les autorités dans ces perspectives de maîtrise des mobilités ? Quid du jeu d’acteurs qui chamboule les positions bunkerisées des constructeurs ? Comment le numérique urbain rend-t-il possible techniquement et économiquement des innovations de rupture ?

#1 La flambée des ventes en Chine, Inde… masque les reculs des marchés en Europe, Etats-Unis et un ralentissement de la croissance chez les premiers… Les mêmes causes produisant les mêmes effets, des signes de saturations se multiplient déjà en Chine.

#2 Les incitations fiscales des états agissent comme “effets d’aubaine” et reculent le constat d’une dégradation de la demande. Quand les pouvoirs publics prendront-ils la mesure de l’opportunité d’une filière productrice de valeurs et d’externalités positives ?

#3 Le glissement du marché vers des modèles de taille réduite et des modèles low cost masque une baisse en valeur du marché et une dégradation de l’auto comme produit phare des consommations. Pourquoi cet acharnement d’une logique consumériste des constructeurs quand les usagers réclament le droit d’usage ?

#4 La progression des ventes vers les flottes dissimule la chute des ventes aux particuliers. Début de l’ère des partages ?

#5 La stagnation du parc des véhicules particuliers cache une baisse des usages automobiles en portée et en fréquence. Quand la baisse des usages se convertira-t-elle en achats de services ?

#6 La stabilité de ce parc est trompeuse car si les zones captives de la voiture consolident leur demande, celle-ci s’érode depuis un certain temps dans les grandes villes. Quand la dimension contraignante des villes s’étendra t-elle aux autres territoires pour produire là aussi de l’innovation ?

#7 La vision d’une flotte électrique ne peut masquer qu’une voiture reste une voiture, avec des séquelles qui dépassent les maigres bénéfices de l’électrique. Quand les constructeurs admettront-ils que la valeur se déplace de l’objet – même électrique – au service ?

#8 Last but not least, derrière l’apparente crispation des automobilistes sur “leur” voiture personnelle, on entrevoit un puissant crédit d’avenir des usages de la voiture publique et de la VDA (la “voiture des autres”). Comment transformer ce désir en offres pertinentes ?

La batterie de constats (“Peak-Car” ou les futurs de l’auto) pose plus de questions qu’elle n’en résout. À tout le moins, on sait que le marché réagit à la première alerte du prix du carburant ou quand l’État dégaine ses subventions ou encore lorsque les congestions se font insupportables.

In fine, mêmes les instances publiques en conviennent par le truchement du Centre d’analyse stratégique :

Le système automobile tel qu’il s’est bâti au fil du 20e siècle n’est plus soutenable.

Les constructeurs aussi se rendent à l’évidence : « Pour Vincent Besson, directeur du plan produit de PSA, c’est la première révolution copernicienne du secteur. ‘Nous devons passer de la voiture à la mobilité’. » (Next/Libération, 4 juin). Les mêmes mots, à un mot près (« Nous devons passer du transport à la mobilité »), répété à l’envi depuis des années par Georges Amar et sous d’autres formes dans ces colonnes. Cela passe, qu’on le veuille on non, par le « peak car », c’est-à-dire l’inverse de ce qui se fait depuis un siècle, donc renier les canons de la croissance et l’extension du parc. Dieu qu’il est difficile de se tirer une balle dans le pied !

Un espace sur-occupé par une voiture sous-utilisée

Il faut donc s’attendre à des changements de cap majeurs. Au premier janvier 2010, le parc automobile français comptait 37,4 millions de véhicules, soit près de 600 voitures pour 1.000 habitants. Plus d’une voiture pour deux habitants pour des véhicules comportant en général quatre ou cinq places, plus de 60% des ménages qui détiennent au moins une seconde voiture, et cela dans un pays où la population est urbaine à 82%

Même en tenant compte de l’étalement urbain et de l’inflation des déplacements, on comprend vite que l’équilibre de l’équation « parc disponible = nombre de déplacements et ± nombre de places de stationnement » se fait au prix d’une large sous-utilisation du parc et d’une non moins large sur-utilisation du stationnement urbain. Les modes de vie épousant ce modèle ont renforcé la logique de la voiture individuelle et de « la ville occupée » (par la voiture). On ne connaît pas la source du chiffre de 5% de taux d’utilisation moyen d’une voiture, mais il est largement repris et semble intuitivement correct. On sait en revanche que le taux d’occupation de la voiture en usage est dérisoire (1,1 personne par voiture pour les trajets pendulaires et 1,6 pour les déplacements liés aux loisirs).

C’est là que se joue la suite de l’histoire, dans la recherche d’autres productivités. Mais ces dernières bousculent radicalement des modèles d’usage bien établis, des modèles économiques lourdement ancrés, un cadre social qui a puissamment intégré la voiture et un territoire dont l’architecture a pris appui sur son développement. Aujourd’hui le premier vacille, les seconds chancellent, le troisième doute fortement et le quatrième est essoufflé. Revue d’une prospective du présent en adoptant une lecture volontariste, la seule qui vaille en la matière.

En France, les loueurs traditionnels, avec un parc de 150.000 automobiles, entreprennent d’explorer d’autres modèles. Ils ne sont pas les seuls. Selon l’EPOMM, il y aurait plus de 400.000 abonnés à un service d’auto-partage en Europe, principalement en Suisse (Mobility), en Allemagne, aux Pays-Bas, en Belgique et au Royaume-Uni. De son côté, Frost & Sullivan prédit que 5,5 millions d’Européens souscriraient à un programme d’auto-partage en 2016, soit – selon l’institut – quelques 77.000 véhicules en auto-partage. Qui assurera la gestion de ces flottes et dans quels modèles ? Constructeurs et prestataires en tout genres guettent les opportunités.

L’auto-partage est une solution d’avenir pour 47% des Français, 60% accordent un crédit d’avenir au covoiturage tandis que seuls 18% accordent le même crédit à la voiture particulière ; 82% des français ainsi pensent qu’il faut diminuer le nombre de voitures circulant dans les villes (TNS Sofres, “Auto-mobilités”, 2010). Chacun entrevoit derrière ces chiffres un marché de services énorme mais tous tâtonnent. Impossible en l’état de tracer des lignes entre les modèles émergents. Covoiturage, auto-partage public, privé, location de courte durée, transport à la demande, taxi collectif… les issues sont multiples et le resteront sans doute.

Face au modèle monolithique de la voiture particulière, tout dit que les offres seront demain plurielles pour offrir la plus grande flexibilité et s’adapter aux multiples situations de mobilité. Pour autant, les avancées s’opèrent dans la confusion. La plainte de l’Union des Loueurs professionnels contre Autolib’ souligne la remise en cause des périmètres acquis. Ils ne cesseront de l’être dans cette quête d’équilibre. Tour d’horizon des partages et des remises en cause.

Moins de ventes, plus de services

Un analyste américain recourt à la métaphore du schéma de Ponzy (cf. Madoff) pour signifier la fuite en avant insoutenable mais pourtant irrépressible des infrastructures publiques. La seule solution pour éviter une dégringolade de la Pyramide est de trouver des solutions de productivité drastiques ; non dans le carburant ou la motorisation mais dans le service de la voiture. « On peut tripler ou quadrupler la capacité du système routier », affirme The Transport Politic, en animant le partage automobile.

Faire de l’auto une ressource collective et améliorer sa productivité, là s’arrête la ressemblance entre les offres. Le covoiturage partage des trajets ; l’amélioration de la productivité qu’il apporte tient à l’augmentation du « taux d’occupation » du véhicule et donc à la réduction du nombre de voitures en circulation à un même moment. Avec l’auto-partage, on agit sur le « taux d’usage », soit le nombre de déplacements. Les résultats pour la collectivité sont les mêmes. Pour cumuler leurs effets et maximiser « le taux d’utilisation », il faudrait que le système soit sacrément huilé. Ce qu’il n’est pas encore.

On commence à entendre que les taxis déclinent ces principes depuis longtemps et peuvent consolider leur statut de transports collectifs; d’autres systèmes aussi – moins répandus – comme le transport à la demande – se proposent. Des développements sont à attendre sur des registres divers : accessibilité, stationnement, retour au point de départ, abonnement, tarif, places de marché et plus généralement toutes les formes d’intégration de la voiture au marché unique des mobilités.

L’innovation se développe grossièrement sur deux voies très différentes, voire antinomiques. La voie classique, portée par la modernité de la machine, explore les petits modèles, le carburant électrique, la sobriété énergétique, les automatismes… L’autre piste admet que le salut de la voiture n’est plus dans l’objet. Donc on parle « modèle ». Tiraillés entre la logique industrielle et capitalistique d’une fatalité de la croissance d’une part et un modèle serviciel qui signe la décroissance à terme des ventes, les constructeurs sont forcément schizophrènes et les acteurs concurrents sont en embuscade, voire déjà dans la place.

Ainsi, ce n’est pas un constructeur qui signe la première grande opération publique-privée d’auto-partage. Avec Autolib’, Bolloré investit 200 millions d’euros – autant dans la batterie que dans des modèles d’usage actuels –, prenant des risques qu’aucun constructeur n’envisageait. « Notre hypothèse, dit Vincent Bolloré aux Echos, c’est que nous compterons plus de 100.000 abonnés au bout de la troisième année et neuf utilisateurs par jour et par voiture soit à peu près neuf heures d’utilisation journalière d’un véhicule. A partir de là, nous commencerons à gagner de l’argent. » Sans doute optimiste !

Ce n’est pas non plus un constructeur, ni même un loueur, qui prend un autre risque – celui de l’autopartage privé, au milieu d’autres initiatives – c’est un réseau de… mobilités, Mobivia. Ces différences de logiques et de trajectoires troublent un marché établi et se concluent dans une offre hétérogène, souvent brouillonne. L’innovation bat son plein avec des modèles loin d’être stabilisés. Quels acteurs tireront leur épingle du jeu ? Ceux qui auront une vision globale, car toutes ces offres s’inscrivent dans une logique de « gestion de flotte » professionnelle et particulière, elle-même enchâssée dans un « marché unique des déplacements ».

La voiture, un transport en commun en devenir ?

Le récent succès de l’introduction du pionnier ZipCar à la bourse de New York étonne quand on sait que l’entreprise est déficitaire depuis dix ans. Il étonne moins quand on connaît son expansion régulière, l’enthousiasme des usagers, sans oublier la récente rafale d’annonces dans ce secteur (une chronologie de l’autopartage sera publiée dans le volet 3). Les loueurs automobiles étaient concentrés sur des locations de longue et moyenne durée adressée aux entreprises. Pour les locations au fil de l’eau (en France, dix millions de locations l’an passé, en augmentation de 6,7% sur un an), la clientèle bascule brutalement vers les particuliers et vers les jeunes. La clientèle loisirs génère désormais 60% de l’activité contre 30% il y a 15 ans (source Les Echos).

La prochaine étape est celle de la flexibilité – des durées courtes et variables – et de la complétude – la couverture garantie des divers usages. L’auto-partage classique en effet n’y suffit pas. Il ne fait qu’une partie du chemin, celui des déplacements de proximité. On peut avoir aussi besoin d’une voiture pour un week-end ou des vacances. Plusieurs y ont pensé. Sauf qu’aucun réseau n’a la granularité suffisante pour servir toutes les occurrences et toutes les échelles de mobilités. Cela soulève les enjeux de la station, du stationnement et de leurs réseaux, condition incontournable des développements des partages et d’une marché intégré des transports.

L’auto-partage rend accessible un parc de voitures en location de très courte durée, à l’image du Vélib’ pour les vélos. Les options – avec retour à la base ou non, communautaire ou non, électrique ou non, intégré ou non, privé ou public… – multiplient les combinaisons. De fait, la location très courte durée n’est plus loin de l’auto-partage public, posant la question de son statut. Hors c’est précisément la raison pour laquelle les loueurs ne veulent pas reconnaître la mission de service public accordée à Autolib’. Face à cette situation, en Amérique du Nord la Car Sharing Association entend consolider la dimension éthique de l’auto-partage, excluant les sociétés de location (voir l’entretien Chronos de Marco Viviani, Communauto).

La ville d’Hoboken aux Etats-Unis a mis en place un service d’auto-partage avec Hertz pour affronter les limites insurmontables du stationnement. C’est dire le rôle crucial du stationnement dans l’auto-partage. C’est la chance des partages : garantir des places de stationnement pour les voitures servicielles. La maîtrise du stationnement en surface est aussi l’opportunité que les villes doivent saisir pour orienter le marché. Le stationnement préférentiel accordé à Autolib’ (750 euros la place, soit 2 € par jour) signe sa mission de service public. Ce tarif s’analyse comme une subvention quand il est mis en balance avec le coût de création d’une place de parking souterrain à Paris, 20.000 € à 30.000 €. La voiture devient un service public de facto.

L’objectif est alors de trouver un nouvel équilibre entre l’espace (fixe ou mobile) dédié à la voiture en ville et aux autres modes qui en ont cruellement besoin. Donc favoriser la réduction progressive de l’emprise de stationnement pour les voitures particulières, si l’analyse est conséquente. L’histoire parisienne récente montre la voie. A Paris, on est passé de « gardez votre voiture, mais ne l’utilisez pas » (incitation au parking résidentiel), à « si vous circulez, ce sera moins vite » (la multiplication des zones 30). Il manque encore de franchir un pas vers « et si vous circuliez autrement » qu’esquisse timidement Autolib’. Une question de temps. L’épisode récent du recul politique sur l’affaire des radars rappelle qu’il faut être habile à la manœuvre pour franchir les étapes suivantes.

Les automobilistes sont plongés dans de multiples contradictions, enkystés dans un siècle de pratiques assidues d’un système automobile qui a façonné leur quotidien et redessiné leur territoire. Résultats ? Ils évaluent leur budget automobile à moins de la moitié de sa réalité. Ils se réclament des valeurs de la liberté automobile, oubliant le stress des congestions. Ils célèbrent la résidence à la campagne en se masquant les budgets temps, pollution et économie des servitudes automobiles. Et soulignent, à juste titre, l’absence d’alternatives. Ils réclament furieusement moins de voitures, au moins en ville, depuis longtemps mais persistent dans son usage. En 1998 déjà, La vie du rail titrait en double page, « Les Français sont croyants mais pas pratiquants. » Si les dimensions utilitaires de la voiture prennent le pas sur ses valeurs statutaires et ses promesses imaginaires, tout reste à faire. Mais il semble bien que le « peak car » ne soit plus loin. A suivre…

Billet publié initialement sur le blog de Groupe Chronos sous le titre “Peak-Car” ou les futurs de l’auto (1) et Du Parc à la Flotte ou les futurs de l’auto (2).

Photo FlickR PaternitéPas d'utilisation commercialePartage selon les Conditions Initiales pixelens photography ; Paternité dogbomb ;  Paternité radworld ; Paternité ell brown ; PaternitéPas d'utilisation commercialePartage selon les Conditions Initiales john faherty photography

]]>
http://owni.fr/2011/06/28/la-voiture-individuelle-une-idee-bonne-pour-la-casse/feed/ 28
Drogues: le succès du modèle portugais http://owni.fr/2011/06/15/drogues-la-succes-du-modele-portugais/ http://owni.fr/2011/06/15/drogues-la-succes-du-modele-portugais/#comments Wed, 15 Jun 2011 12:37:13 +0000 Marie-Line Darcy http://owni.fr/?p=68026

A gauche le périphérique, à droite des immeubles flambants neufs. Entre les deux un immense terrain vague où subsistent les murs délabrés d’une usine désaffectée. Ce décor banal de banlieue se trouve à Lumiar, une ville champignon de la périphérie de Lisbonne.

L’endroit s’appelle “croix rouge”, et à mieux y regarder, il est moins paisible qu’il n’y parait: le sol est jonché de plastiques et de-ci de-là, des seringues et des bouts de papier aluminium. Au loin, près des ruines d’anciens baraquements, des silhouettes occupées à se shooter.

Une camionnette à la rencontre des usagers en banlieue de Lisbonne

Les cris des enfants de l’école toute proche renforcent cette étrange impression de malaise. C’est ici, tous les jours de la semaine que s’installe la camionnette de l’association “Crescer na Maior”, quelque chose comme “Grandir le mieux possible”).

Un véhicule très spécial d’où sortent deux jeunes femmes, Alexandra et Elisabeth, qui sans tarder ouvrent le coffre rempli d’un matériel hétéroclite: boites en plastique au couvercle percé, caisses en carton remplies de kits de drogue, et tout un matériel fait de bric et de broc.

Notre rôle est d’établir le contact avec les drogués. Grâce à notre présence régulière la confiance s’est établie, ils viennent nous voir en cas de problème. Mais notre premier objectif est de distribuer des kits de drogue: un kit propre contre une seringue usagée. Cela contribue grandement à la protection sanitaire des consommateurs par injection.

Lumiar, banlieue champignon en périphérie de Lisbonne.

Moins de deux minutes après l’installation du véhicule utilitaire, un homme s’approche. Dans sa main, une grosse poignée de seringues. Il les introduit une à une dans une boite au couvercle percé. Emilio compte à voix haute: une, deux, trois, … trente seringues, sous le regard attentif d’Elisabeth et d’Alexandra. Avec un large sourire il explique:

Non, ce n’est pas moi qui ai tout utilisé. Je récolte les seringues, et je ramène des kits propres aux autres drogués. Et pour me remercier, ils me fournissent en doses.

L’homme détaille le contenu d’un kit: une seringue, un minuscule récipient en métal, des doses d’eau distillée, des préservatifs… A 54 ans, Emilio bénéficie, comme près de 21 000 personnes, d’un programme de substitution de méthadone (ou Subutex). Mais il laisse entendre qu’il est loin d’avoir décroché. “Ce sera comme ça jusqu’à ma mort. Mais ça va beaucoup mieux, grâce au programme, grâce aux filles”, confie-t-il en montrant les deux intervenantes du programme de prévention, avant de repartir avec son chargement de kits propres.

Pour l’association, l’essentiel est d’établir puis de maintenir le contact. Apparemment le petit trafic instauré par Emilio n’est pas un problème.

Nous savons qui il approvisionne. Il sert d’agent de liaison avec l’accord des drogués. Et il signale les problèmes qui apparaissent. Mais nous ne donnons jamais plus que le nombre de seringues rendues.

“C’est la règle”, explique Elisabeth. L’association “Crescer na Maior” a été constituée par un groupe de psychologues et travailleurs sociaux. Leur projet de prévention et d’accompagnement de la consommation de drogue , un travail de proximité intitulé “Diminution des risques associés”, a été retenu par l’IDT, l’Institut de la drogue et de la toxicomanie.

Envoyer les consommateurs devant une commission de dissuasion plutôt qu’au tribunal

Depuis dix ans, l’Institut, qui dépend directement du ministère de la Santé, a mis en place un programme opérationnel de réponses intégrées (PORI) reposant sur un postulat : le consommateur de drogue n’est plus un criminel mais un malade.

Le modèle portugais de lutte contre la drogue passe d’abord par une décision politique importante : la loi votée en novembre 2000 a mis fin aux politiques répressives en dépénalisant l’acquisition et l’usage de tous les stupéfiants. Objectif : réduire la demande par la prévention et la multiplication des offres de traitement, et endiguer la progression du VIH parmi les toxicomanes.

La loi, audacieuse, ne rend pas légale la consommation de drogue, mais elle évite d’envoyer devant le tribunal un consommateur occasionnel qui n’a pas l’objectif de devenir trafiquant. A condition toutefois de ne pas être en possession de plus de 5 grammes de haschisch , d’1 gramme d’héroïne et de 2 grammes de cocaïne. Cela correspond à dix jours de consommation moyenne “personnelle”.

Au-delà, en cas de contrôle policier, c’est le pénal. En deçà, la prise en charge sociale, psychologique et éventuellement médicale du patient.

Jaime a accepté de parler à condition qu’on respecte son anonymat. Il se présente devant la “commission de dissuasion” de la rue José Estevão, dans le centre de Lisbonne. Cette commission a pour but de conseiller le consommateur occasionnel et de lui proposer l’arsenal de moyens destinés à l’empêcher de plonger dans la consommation dure et de dériver vers la délinquance. Mais rien de coercitif : la commission n’est pas un tribunal.

Jaime, qui s’est fait arrêter par la police, s’est rendu volontairement au centre de dissuasion. Il est entendu par une psychologue et un travailleur social, puis passe devant la commission. Pas de discours moralisateur, une information claire et précise sur sa situation, les étapes qu’il risque de franchir sans même sans apercevoir, l’illusion de la drogue douce, et le dérapage. Le mot “prévenu”reprend tout son sens. “J’ai un enfant maintenant. Je travaille. Je dois faire attention. Cette fois encore, je m’en sors bien”, confie rapidement Jaime.

Pour Nuno Capataz, coordinateur de l’un des 18 centres de dissuasion du pays, il s’agit d’empêcher la récidive, d’éviter au patient qu’il ne mette le doigt dans l’engrenage.

La suite dépend entièrement de Jaime. Nous lui proposons un encadrement. A lui de s’emparer des moyens qui sont mis à sa disposition. Il est dans la situation limite. Une prochaine interpellation, et il sera sanctionné”.

Des structures d’aide médicales adaptées dans les hôpitaux

Le système prévoit en effet des sanctions qui s’apparentent à ce qui est en application dans le code de la route. Une comparaison très utile pour faire comprendre aux consommateurs qu’une récidive sera punie d’amendes ou de travaux d’intérêt général.

Les toxicomanes sont pour leur part dirigés vers les hôpitaux où des structures d’aide médicale ont été mises en place pour permettre les cures de désintoxication, les thérapies comportementales ou psychomotrices, et le traitement par la méthadone ou autre substitut.

Nous sommes à la fin d’un cycle, celui des grands dépendants, qui ont commencé à se droguer il y a 20 ou 30 ans. Il s’agit pour nous d’éviter qu’une nouvelle génération ne fasse le grand saut. La dépénalisation de la consommation est un élément qui rend le système de lutte plus cohérent, basé sur une approche sanitaire du problème.

explique João Goulão, le directeur de l’IDT, et l’un des mentors du système intégré de lutte contre la toxicomanie.

Le succès du modèle portugais est incontestable: le nombre d’héroïnomanes a baissé de 60% en une décennie. D’après le rapport 2009 de l’IDT, le Portugal est le pays où la consommation de canabis des 15-64 ans est la plus faible d’Europe (moins de 8% contre 23% environ en France plus de 30% au Royaume-Uni). Pareil pour la consommation de cocaïne – même si elle est en augmentation – avec moins d’1% contre 2,2% en France, 4,6% en Italie ou encore 6,1% au Royaume-Uni.

João Goulão, président de l'IDT.

Au plan sanitaire, le dispositif est également une réussite. Le nombre de décès liés à l’usage de drogue a été divisé par plus de six, passant de 131 en 2000 à 20 en 2008. Le nombre de contaminations au VIH imputables aux injections de drogue a été divisé par quatre : de 1 430 à 352 sur la même période.

Pourtant, ces chiffres n’ont pas donné la folie des grandeurs à João Goulão, qui lance un avertissement: toute tentative de dépénaliser la drogue est vouée à l’échec si la décision ne repose pas sur une structure solide des services de santé. En clair l’aventure ne peut être tentée que s’il y a un réel choix de société et un véritable engagement politique pour encadrer les décisions.

Au Portugal, aucun triomphalisme exacerbé. Ni angélisme ingénu. Si le nombre de morts par overdose continuent de diminuer, le nombre de décès liés à la drogue augmente en raison de l’apparition de nouveaux produits. Les professionnels associés au dispositif le reconnaissent volontiers: le problème de la drogue est un tonneau des Danaïdes, un puit sans fond.

Mais ce sont aujourd’hui les spécialistes qui sont chargés d’en colmater les brèches. C’est long et difficile. Mais les résultats sont encourageants : 38 875 personnes sont actuellement suivies par le service public de santé.


Article publié initialement sur MyEurop sous le titre Drogues: le succès du modèle portugais. A litre également sur le même sujet :

Photos FlickR Paternité Todd HuffmanPaternitéPas d'utilisation commercialePartage selon les Conditions Initiales anabananasplit ; PaternitéPas d'utilisation commercialePartage selon les Conditions Initiales oblivion9999Paternité EMCDDA

]]>
http://owni.fr/2011/06/15/drogues-la-succes-du-modele-portugais/feed/ 17
[Webdocu] Les seniors connectés, une espèce en voie d’apparition http://owni.fr/2011/06/12/80-ans-connectes-webdocu-les-seniors-connectes-une-espece-en-voie-dapparition/ http://owni.fr/2011/06/12/80-ans-connectes-webdocu-les-seniors-connectes-une-espece-en-voie-dapparition/#comments Sun, 12 Jun 2011 18:25:48 +0000 Admin http://owni.fr/?p=67502 L’ensemble des études démographiques le démontre: la France vieillit. En 2050, près d’un français sur trois aura plus de 60 ans. Il y a fort à parier que les “digital natives” développeront des usages différents des personnes âgées d’aujourd’hui. Celles-ci font figure de pionniers, et c’est à elles que s’attache le webdocumentaire 80 ans, connectés, dont les équipes techniques d’OWNI ont assuré le développement.

A travers trois portraits touchants, Marine de Saint Seine et Igal Kohen partent à la rencontre de ces “seniors” connectés. Gisèle, Antoine, Marcel et Bophany font un usage différent d’Internet, mais l’utilisation du réseau leur permet de lutter contre l’ennui et l’oisiveté, et de garder contact avec leur famille. Le sociologue Serge Guérin suggère quant à lui que l’usage des nouvelles technologies aurait un impact positif sur la prévention du vieillissement: “plus les gens ont de liens sociaux, plus ils font fonctionner leur cerveau”.

Au cours de ces trois vidéos rythmées par la musique de l’excellent Chapelier Fou, on fait la connaissance d’individus découvrant les joies de la sérendipité, de l’échange de photos, des chats via Facebook ou Skype, de l’iPad ou encore des soirées passées au fond du lit en compagnie de séries américaines en streaming. La démonstration est faite que, comme le dit Gisèle, 87 ans: “on peut très bien apprivoiser la bête”.

]]>
http://owni.fr/2011/06/12/80-ans-connectes-webdocu-les-seniors-connectes-une-espece-en-voie-dapparition/feed/ 18
Il y a quelque chose de pourri au royaume des gares http://owni.fr/2011/06/06/il-y-a-quelque-chose-de-pourri-au-royaume-des-gares/ http://owni.fr/2011/06/06/il-y-a-quelque-chose-de-pourri-au-royaume-des-gares/#comments Mon, 06 Jun 2011 10:41:31 +0000 Philippe Gargov http://owni.fr/?p=66163 Urban After All S01E19

Le 17 mai dernier, la jeune structure Gares & Connexions, dernier bébé de la SNCF en charge des 3 000 gares du réseau , dévoilait son premier rapport d’activité. Celui-ci s’inscrit dans le prolongement des objectifs annoncés depuis 2009 par la maison-mère : “les gares vont devenir des lieux de vie au cœur des villes”, a ainsi résumé sa directrice Sophie Boissard.

Concrètement, cela se traduit par l’introduction de nombreux services au sein des gares, parfois inattendus, afin d’en renforcer l’attractivité : “Retirer un colis acheté sur internet, déposer son enfant à la crèche d’entreprise avant de sauter dans le train, passer chez le médecin ou chez le coiffeur, envoyer un mail urgent…” . La structure a ainsi investi 266 millions d’euros en 2010 pour redonner un second souffle aux gares vieillissantes et mal adaptées aux nouveaux besoins de la mobilité contemporaine. Un objectif hautement respectable, malheureusement écorné par une évolution plus discrète qu’il nous semble nécessaire de discuter ici.

En effet, comme nous allons le montrer, cette “revitalisation” des gares s’accompagne d’une restructuration de la conception même des gares, tant sur le plan spatial que social, avec pour conséquence (ou objectif ?) de favoriser la rentabilité du “temps de transit disponible” des voyageurs. Or, cela semble nécessairement devoir passer par un embourgeoisement de ces lieux… et donc, en parallèle, par l’éviction des catégories les plus “dérangeantes”. Décryptage d’une mutation ségrégative qui ne dit pas son nom, et qui en dit long sur la conception actuelle de nos centres-villes.

La naissance d’une prison

La nouvelle stratégie impulsée par Gares & Connexions s’appuie sur d’importants investissements en faveur de la rénovation des gares (266 millions d’euros détaillés dans les “Réalisations 2010 et projets à venir” du rapport d’activité). Or, comme l’a très bien montré Jean-Noël Lafargue dans un beau reportage dans sa gare de banlieue (billet original ici), ces travaux aboutissent entre autres à installer des portiques restructurant l’espace de la gare :

La comparaison entre « avant » et « après »[travaux] me semble très instructive à faire en ce qu’elle témoigne des changements opérés dans les rapports entre la société des chemins de fer, ses usagers et ses employés.



Quels sont précisément ces évolutions ? Comme le montrent les schémas ci-dessus et les explications de Jean-Noël Lafargue, le réaménagement s’est surtout soldé par l’installation de portiques empêchant de se rendre sur le quai sans billet :

Il n’est plus question, par exemple, de se rendre sur le quai pour tenir compagnie à quelqu’un qui va prendre son train. En fait, si l’on utilise des tickets, et non un passe, on se trouve prisonnier sur le quai dès lors que l’on a passé les portillons, car si on décide de sortir, on ne pourra plus revenir dans la gare. Le quai fonctionne alors un peu comme une nasse.

Autre exemple : l’installation de portiques en gare d’Argenteuil qui obligent les non-voyageurs à faire un détour d’un kilomètre pour se rendre dans un quartier coupé du centre-ville par la voie de chemin de fer… La formule “Prison automate” de Jean-Noël résume parfaitement cette situation nouvelle. Comme il l’explique, il était auparavant possible de flâner dans les boutiques environnantes lorsque l’on avait du temps (si un train était annulé, par exemple). C’est désormais impossible, et l’on se retrouve cantonné au quai dans le cas d’une petite gare de banlieue… Mais dans le cas d’une plus grande gare, cela signifie être bloqué parmi les fameux “nouveaux services” que Gares & Connexions a pour mission de développer.

Vendre le “temps de transit disponible” des voyageurs

Entendons-nous bien : ce processus est en réalité plus ancien que la création de Gares & Connexions, ayant vu le jour dans les années 2000 avec la création de la Direction des Gares (prédécesseur de G&C) et s’étant accéléré en 2004. Prenons l’exemple emblématique de la Gare du Nord, dont la rénovation s’est achevée en 2002 afin de répondre aux besoins des nouveaux voyageurs apportés par l’Eurostar ou les trains Thalys, et qui a servi de bêta-test grandeur nature. La rénovation de la gare a ainsi donné naissance à un vaste espace de chalandise d’une centaine de commerces : restauration et alimentation, vêtement, parfumerie et même jeux vidéo. La majeure partie de ces enseignes ne sont par contre accessibles qu’aux voyageurs franciliens car situés derrière des portiques… installés depuis 2002. Il existait auparavant un espace de chalandise plus restreint, mais accessible depuis la rue ; celui-ci se résume aujourd’hui à quelques boutiques habituelles de gare, principalement des enseignes de presse.

Un espace ouvert aux détenteurs de tickets RATP, situé à proximité des quais du RER et du métro, à l’usage des grands banlieusards, et qui a connu un succès immédiat. Les boutiques déjà présentes (Paul, Footlocker, Sinequanone, La Redoute, Fnac Services, etc.) dégagent de substantiels bénéfices, en moyenne 10 000 euros au mètre carré, contre 8 000 à 9000 euros dans des centres commerciaux classiques. Ainsi, l’enseigne Naf Naf de la gare du Nord rapporte davantage que celle des Champs-Elysées, expliquait ainsi Stratégies en 2004.

Certes, les enseignes se voient alors privées d’une partie de leur clientèle , mais gagnent en échange le “temps de transit disponible” des voyageurs entre deux connexions modales. Comme l’expliquait Pascal Lupo, ancien directeur des gares à la SCNF, toujours en 2004 :

« Paris-Nord passe d’une gestion de flux à une gestion d’actifs, sur le modèle des gares japonaises, qui sont depuis longtemps de véritables lieux de consommation », résume Pascal Lupo. Avec 500 000 voyageurs par jour, soit trente fois la fréquentation d’un hypermarché, les commerçants voient d’un bon œil cette mutation marchande.

La conclusion de L’Expansion, qui commente l’attitude du chef de gare de l’époque, est à ce titre plus que révélatrice :

Il n’a plus de sifflet autour du cou, mais bien une calculette dans la tête.

La revue Article XI a d’ailleurs très bien montré cette “mutation marchande” dans un récent triptyque justement consacré à la Gare du Nord (merci @Urbain_ pour le partage), décortiquant ce qu’ils définissent comme “la fabrique d’un non-lieu” (reprenant la célèbre formule de Marc Augé) :

Bienveillante, la Gare du Nord enveloppe son consommateur d’une sollicitude aux contours sucrés. [...] Mécanique, narcissique, solitaire, la non-gare impose son ordre de supermarché.

Le choix du terme “non-lieu” dans leur titre n’est pas anodin, et symbolise tout le paradoxe de Gares & Connexions dont l’objectif affiché est justement d’amener les gares à quitter leur statut actuel de “non-lieu” (ou du moins, de lieu précaire voué uniquement au transit) pour atteindre celui de “tiers-lieu”, un concept dont nous faisions l’apologie il y a quelques mois et que nous soutenons sur le principe dans le cas présent… sans toutefois oublier de critiquer la manière.

Concrètement, “on parle de “tiers-lieux” (“third places” en anglais) pour évoquer la nouvelle fonction de ces espaces de pause”. Et comme leur étymologie l’indique justement, “gare” et “station” (voire “arrêt” de bus) ont d’abord été pensés comme lieux de pause (salles d’attente, temps de latence entre deux connexions, etc). On comprend alors que la SNCF souhaite “rentabiliser” ce temps d’attente, alors qu’elle risque en parallèle de voir la concurrence nuire à ses activités de transporteur…

Mais si cette volonté d’apporter des services aux usagers est louable, ou du moins compréhensible, comment justifier qu’on la restreigne aux voyageurs munis de billets ? Paradoxal, alors que la vocation officielle de Gares & Connexions est justement « de  faire  rentrer  la  gare dans la ville et la ville dans la gare pour mieux “vivre ensemble” et ce quelque soit la complexité. » Malheureusement, il semble que la mutation des gares en “supermarchés” ne puissent se faire sans une karchérisation discrète des lieux, sûrement plus propice à la tranquillité des voyageurs-consommateurs mais relativement douteuse sur le plan social.

La gare, reflet d’une société excluante ?

Ainsi, quid des classes précaires qui gravitent à proximité des gares ? Clochards, toxicomanes, prostitué(e)s ou roms… ou simplement riverains précaires : pour eux, point de “contours sucrés” mais une “police du recoin” ayant pour vocation d’assainir la gare de sa mauvaise graine, comme l’explique Article XI :

Certaines personnes, indésirables, “ont la gare du Nord dans la peau”, résume un travailleur social. Il s’agit alors d’inventer une réponse disciplinaire permettant de les « éjecter  », selon les mots du personnel de la gare, mais surtout de bien les éjecter. Sur la longueur. Pour cela la SNCF recoure à une méthode compréhensive, indirectement coercitive. Elle s’improvise bureau de charité et se dote de relais effectuant un travail de repérage. La consigne : “empathie, fermeté, efficacité avec les plus démunis.” [in brochure de l’université de service SNCF]

Cela passe aussi par des mesures plus “douces” et donc invisibles, comme l’installation de plots empêchant de s’asseoir ou de s’allonger, le réaménagement des espaces en faveur du flux permanent, ou bien évidemment ces fameux portiques cloisonnant l’espace.

Et finalement, est-ce bien surprenant ? En réalité, la gare contemporaine n’est que le reflet de la société, et notamment de la manière dont nous concevons la ville. En effet, les évolutions décryptées ci-dessus font directement écho à deux tendances fortes de la pensée urbaine actuelle, et que nous avions analysées dans nos premières chroniques : la prévention situationnelle (les mesures de sécurisation “douce”), au risque de “sacrifier les urbanités” propres au lieu ; et plus généralement un “urbanisme de classe” évinçant ces “zombies modernes” que sont ces populations marginales. Nous n’irons pas jusqu’à dire, comme un commentateur d’Article XI, que les gares sont “sont devenues de vieilles salopes bourgeoises en quête de respectabilité”, mais le fait est là. Guillaume Pépy ne croit pas si bien dire quand il souhaite que “la gare devienne un nouveau centre-ville”… Elle semble bel et bien en prendre aujourd’hui le (triste) chemin.


Schéma par Jean-Noël Lafargue

Images CC Flickr par boklm, remiforall et boklm

Chaque lundi, Philippe Gargov (pop-up urbain) et Nicolas Nova (liftlab) vous embarquent dans le monde étrange des “urbanités” façonnant notre quotidien. Une chronique décalée et volontiers engagée, parce qu’on est humain avant tout, et urbain après tout ;-) Retrouvez-nous aussi sur Facebook et Twitter (Nicolas / Philippe) !

]]>
http://owni.fr/2011/06/06/il-y-a-quelque-chose-de-pourri-au-royaume-des-gares/feed/ 21