OWNI http://owni.fr News, Augmented Tue, 17 Sep 2013 12:04:49 +0000 http://wordpress.org/?v=2.9.2 fr hourly 1 Le numérique favorise-t-il l’indiscipline ? http://owni.fr/2011/05/06/discipline-interieur-exigence-numerique/ http://owni.fr/2011/05/06/discipline-interieur-exigence-numerique/#comments Fri, 06 May 2011 10:39:31 +0000 Bruno Devauchelle http://owni.fr/?p=61235 Autorité et discipline (au sens réglementaire du terme) sont souvent associées à numérique dès lors qu’il s’agit de déplorer leur disparition. Les tenants du retour aux anciennes formes scolaires développent souvent ces discours et n’ont d’autres propositions à faire que le retour à un modèle ancien religieusement idéalisé, inspirées par l’image de la pénitence et de la confession qui ont tant marqué l’enfance des jeunes catholiques. Face au numérique et en particulier depuis l’interconnexion des machines, chacun a pu explorer cet « espace de soi » ainsi ouvert par la confrontation personnelle et solitaire à l’écran.

« Chaque être humain dispose d’un réservoir de faiblesses »

À observer chaque jour les petites incivilités ordinaires des adultes, dans de nombreux espaces publics, il n’est pas possible d’ignorer que ces comportements existent aussi dans ces « espaces de soi », dans cette intimité numérique. Car à l’extimité numérique qui étonne les adultes, il faut renvoyer son correspondant pour se rendre compte que la dénonciation si forte de la perte d’autorité et la disparition de la discipline est un problème d’adultes d’abord, et en particulier dans l’espace intime.

L’écart souvent constaté entre les discours sur et le faire réel en matière d’usage des médias et d’Internet confirme cela (on peut aussi le constater sur les routes chaque jour). Chaque être humain dispose d’un réservoir de faiblesses qui peut se vider à tout instant. La principale différence entre l’adulte et le jeune est que le premier a appris à les cantonner le plus souvent à l’intérieur, alors que les jeunes n’ont pas encore appris à les cacher. Rappelons-nous notre jeunesse et nos critiques au monde adulte. Écoutons aujourd’hui les critiques que nous adressent les jeunes.

Pas de discipline extérieure sans discipline intérieure

Cet apprentissage de l’intériorisation des règles (cf. la construction du « sur-moi » de la psychanalyse) lors de l’enfance ne signifie pas pour autant qu’il n’y aura pas de transgression, et le monde adulte en témoigne quotidiennement. Quand nous écoutons les discours du retour à la discipline et à l’autorité, de l’enseignant en particulier,  on ne peut s’empêcher de se demander si cette autorité extérieure ne doit pas être précédée d’une autre construction, celle de la discipline intérieure.

Par exemple, l’idée selon laquelle Internet est source de copiage, de plagiat oublie l’histoire du plagiat. C’est surtout parce qu’il existe des outils formidablement puissants de comparaison de texte que le plagiat, la copie sont plus facile à identifier (et à réaliser). Prenez le cas des copies de mélodies musicales, il est désormais de plus en plus facile de les déceler à l’aide des outils numériques. Ces faits ne changent rien au problème, mais les restituent dans un contexte éducatif nouveau. Or ce contexte éducatif nouveau c’est l’éducation indispensable à la « discipline intérieure » comme complément permanent à la discipline de l’extérieur. L’élève qui copie son devoir sur Internet s’astreint à une activité qui révèle la nature de sa discipline intérieure mais à mettre en relation avec celle de l’extérieur. Autrement dit s’il choisit cette modalité, c’est que les codes externes l’invitent à le faire et qu’il n’éprouve aucune culpabilité parce qu’il pense (sait?) que cette discipline de l’extérieur n’est qu’une apparence.

La notion d’exemplarité suppose que la discipline intérieure s’exprime à l’extérieur. Il est d’ailleurs assez intéressant de noter que cet intérieur a un effet quasi naturel sur l’extérieur, alors que l’inverse est loin d’être vrai (cf. plus haut). L’autorité dite naturelle s’appuierait donc sur la discipline intérieure. Pourtant c’est souvent l’inverse qui est évoqué : une discipline extérieure génèrerait a priori une discipline intérieure (ce que pensent a priori nombre de personnes de tous niveaux qui veulent qu’on édicte des lois dès qu’un problème se pose). L’expérience montre qu’il n’en est rien et qu’au contraire cela provoque à long terme des révoltes, des rejets…

Internet et la confrontation à soi-même

Le numérique, pour ce qu’il renvoie à l’intimité, à la relation individuelle de soi à l’écran et ce qui y transparait, est une opportunité pour s’intéresser à cette discipline. L’ascèse monacale fait parfois sourire ceux qui en ignorent le sens profond, parce qu’elle met un écart très important avec le quotidien de la vie en société. Or l’exigence du numérique c’est le plus souvent en premier une confrontation à soi davantage qu’une confrontation à l’autre, malgré le web 2.0.

Quand, pour la première fois un adulte se confronte à ces machines, c’est d’abord à lui même qu’il est renvoyé (une ancienne émission de la série Strip Tease en témoigne). Il est d’ailleurs assez étonnant de voir la difficulté qu’ont certains adultes (et les enseignants ne sont pas épargnés) à s’astreindre à l’ascèse de la répétition pour accéder à un niveau d’habileté et d’aisance nécessaire à un usage courant. Parce que pour dépasser les premières manipulations simples, il faut « travailler, faire des efforts »… On peut illustrer cette difficulté à propos de la recherche d’information sur Internet et des pratiques adultes (autant voire moins que celles des jeunes) qui sont souvent en difficulté dans ce domaine, rares sont ceux qui ont construit de véritables dispositifs numériques informationnels personnels. Du coup face à ces difficultés, le terme superficialité vient servir de mise à l’écart et donc de disqualification.

Internet, superficiel ?

Le sentiment de superficialité qui serait celle de l’Internet a de tout temps été évoqué à propos de la jeunesse d’une part, à propos de toutes les technologies de l’information (depuis la création des premiers écrits papiers). Ce sentiment de superficialité traduit aussi une perception de la jeunesse par le monde adulte qui peut s’expliquer par l’ignorance de l’expérience personnelle, de l’histoire personnelle. L’accumulation de l’expérience de vie donne le sentiment de prise de distance de plus en plus grand et donc l’impression de maîtriser son environnement, mais fait aussi oublier les étapes qui y mènent. Le jeune qui découvre le monde commence par essayer de le dévorer : sa soif de vie se traduit souvent par une sorte de papillonnage que l’adulte nomme superficialité. Mais c’est de cette superficialité qui va partiellement s’estomper avec l’entrée dans l’âge adulte, ou plutôt dans les âges de l’expérience, que va se développer ce travail vers l’intimation progressive.

Quand on analyse les résultats des enquêtes sur les jeunes face au risque numérique, on s’aperçoit que pour la très grande majorité d’entre eux ils ont acquis une discipline intérieure qui s’est construite de manière dialectique en particulier avec les pairs. On est étonné de constater que les dérapages de certains sont le fait de jeunes à profil non repérés antérieurement (exemples des diffamations sur blog d’élèves par exemple). En fait dans le cadre scolaire la contrainte de la forme scolaire tient le comportement des élèves (hormis dans certains cas comme en témoignent les graffitis sur les tables ou dans les recoins de l’établissement), la discipline extérieure tient lieu de discipline intérieure. À la maison il en est tout autrement si le cadre éducatif ne permet pas ces repérages (cf. quelques affaires récentes concernant la diffamation d’enseignants sur Facebook et leurs suites dans la presse quotidienne régionale).

Un conflit générationnel

Nous sommes donc confrontés actuellement à un conflit générationnel qui, s’il n’est pas nouveau, prend une forme nouvelle. Les TIC apportent un potentiel nouveau de ferment de conflit. Les adultes sont bien plus prompts que les jeunes à aller dans ces conflits, les précédents même alors que les pratiques ne sont pas stabilisées. C’est ce que l’on a observé avec les quinze premières années d’Internet. Or nous sommes en train de passer à une phase de stabilisation, qui est issue de ce que l’on appelle l’intelligence collective. L’appropriation des environnements numériques ont permis l’apparition d’usages attendus et inattendus, mais il a aussi permis la construction de nouvelles sociabilités, la progressive élaboration de nouvelles disciplines intérieures qui s’affrontent encore en ce moment aux disciplines extérieures indiquent que nous allons vers un rapprochement, mais il faut du temps, et pas seulement des lois hadopi, loppsi ou autres… souvent simples témoins de cette croyance que la discipline extérieure est la seule à pouvoir générer la discipline intérieur; c’est oublier la force constructrice des usages et de l’expérience.

A débattre


Article initialement publié sur le blog de Bruno Devauchelle Veille et Analyse TICE

Photos flickr PaternitéPas d'utilisation commercialePas de modification crypto ; PaternitéPas d'utilisation commerciale selva ; PaternitéPas d'utilisation commerciale Darwin Bell

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Comment Facebook influence les relations parent-enfant ? http://owni.fr/2010/10/15/comment-facebook-influence-les-relations-parent-enfant/ http://owni.fr/2010/10/15/comment-facebook-influence-les-relations-parent-enfant/#comments Fri, 15 Oct 2010 06:30:29 +0000 Yann Leroux http://owni.fr/?p=31649 Avec un demi milliard de compte, Facebook fait partie du quotidien de beaucoup de familles. Comment est-ce que les parents et les enfants font avec cette nouvelle donne ? Comment est-ce que Facebook influence les interactions parent-enfant ? Comment est-ce que la communication sur Facebook influence l’intimité dans les relations parent- enfant?

C’est à ces deux questions que répond une étude de trois chercheurs de Singapour1. La méthode utilisée est celle de l’entretien de 17 couples parent-enfant. Les enfants vont de 15 à 25 ans tandis que les parents ont de 46 à 53 ans. Les sujets sont tous chinois, à l’exception d’une personne qui est indienne. Parents et enfants sont interviewés séparément.

Il y a indubitablement un contexte culturel à prendre en compte. Du point de vue occidental, certaines relations parent-enfant décrites dans l’article apparaissent au moins comme problématiques, mais il est possible qu’elles soient suffisamment amorties par la culture pour ne pas poser de difficulté importantes à l’enfant

Les résultats de l’étude sont très éloignés des craintes que l’on nourrit habituellement à propos de Facebook.

La première conclusion est que Facebook offre un objet de conversation supplémentaire. C’est un objet commun à l’enfant et au parent, et à ce titre il peut aider à la création de nouvelles complicités ou au renforcement de complicités anciennes. C’est Facebook dans son ensemble qui est un objet de conversation, et pas seulement en ce qui concerne le compte de l’enfant ou du parent. On y commente ce que l’on l’on peut y voir. Facebook permet également de se découvrir autrement : “je ne savais pas qu’elle avait autant d’humour. Elle ne me parle pas comme cela à la maison” dit un parent.

Facebook modifie les rapports d’autorité parent-enfant

Facebook est également un espace dans lequel chacun s’assure de ses liens avec l’autre. Le fait d’être accepté comme “ami”, la rapidité avec laquelle l’autre réagit aux update… donne une idée de la qualité de la relation. L’utilisation de Facebook a également permis aux parents de prendre davantage conscience du besoin d’intimité des enfants. L’expertise des plus jeunes change considérablement la coloration des relations parents enfants. Le pouvoir change de camp, ce qui dans la société chinoise qui fait une si grande place au culte des ancêtres est une modification majeure des relations parent-enfant.

Lorsque le lien parent enfant était jugé suffisant par les deux parties, l’impact de Facebook sur les relations était faible. Facebook pouvait être utilisé par un parent pour se rapprocher de son enfant, avec ou sans son accord.

En somme, Facebook est un outil qui permet surtout à ceux qui ont de bonnes relations de les établir également en ligne. Etre “amis” sur Facebook est un signe de confiance envoyé par les enfants aux parents. Coté parent, le site de réseau social fonctionne comme un pont qui permet a deux générations d’être en contact. L’horizontalité du réseau social permet également de réduire la dissymétrie de la relation d’autorité : sur Facebook, tout le monde est dans le même bain, et les même règles s’appliquent pour tous.

Les auteurs trouvent que la vie partagée sur Facebook a un effet positif sur les relations parent-enfant. Elle a permis aux enfants d’avoir un peu plus d’intimité mais aussi elle donne aux parents et aux enfants de nouveaux sujets de conversation et de nouvelles activités partagées, comme naviguer ensemble sur Facebook.

1 Facebook est utilisé par 2,3 millions de personnes et a un taux de pénétration de 48% selon Facebakers[]

Télécharger le PDF de l’étude : Welcome to Facebook – How Facebook influences Parent-child relationship

Article initialement publié sur psyetgeek

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#jdlm: Critique de la télé-réalité ou télé-réalité de la critique? http://owni.fr/2010/03/18/critique-de-la-tele-realite-ou-tele-realite-de-la-critique/ http://owni.fr/2010/03/18/critique-de-la-tele-realite-ou-tele-realite-de-la-critique/#comments Thu, 18 Mar 2010 12:15:19 +0000 André Gunthert http://owni.fr/?p=10323 Faire un film de l’expérience de Milgram pour critiquer la télévision, tel était le projet de Christophe Nick avec Le Jeu de la Mort (France Télévisions, 2010). Un film étrange, qui met face à face deux fictions: La télévision, représentée par la figure caricaturale du jeu télévisé (assimilé, on ne sait pourquoi, à la télé-réalité, alors qu’il s’agit d’un programme d’un tout autre genre), vs LA science, incarnée par un professeur à barbe blanche, le psychologue Jean-Léon Beauvois, appuyée le rappel insistant de l’archive et sur une batterie de graphiques superbement designés.

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Que la télévision ait une influence sur les représentations et les comportements est a priori peu douteux, et la critique de l’obéissance aveugle, qui est au fondement de l’expérience de Milgram, apparaît comme une cause sympathique.

D’où vient alors le sentiment permanent de malaise distillé par le film? Au-delà de la manipulation des cobayes, et du paradoxe de produire une véritable situation de télé-réalité (autrement dit une mise en scène de la “vraie vie” avec des sujets consentants destinée à produire du spectacle), il y a me semble-t-il plusieurs erreurs de démonstration.

L’expérience de Milgram portait sur l’autorité. Or, sa transposition télévisée ne démontre pas l’existence d’une “autorité” télévisuelle, mais plutôt la soumission au dispositif. Pour avoir participé à plusieurs émissions de radio et quelques émissions de télévision, je peux témoigner qu’il existe une forte pression du dispositif. Une émission est une machine dont le déroulement réglé s’impose, non sans violence, au participant. Elle implique la mobilisation d’un appareillage coûteux, d’une équipe de plusieurs personnes, de locaux spécialement disposés réservés à cet effet, etc.

Bousculer ce dispositif, une fois qu’on a accepté d’y prendre part, n’est guère envisageable, et reviendrait approximativement à prendre les commandes d’un Boeing après le décollage. Au-delà de questions de légitimité ou d’autorité, il y a la simple réalité qu’un participant est toujours étranger au dispositif, dont il est un usager temporaire, et dont il n’est pas responsable.

Ces questions n’ont jamais été abordées pendant le documentaire, dont la doctrine revenait à poser que la lourde machine d’un jeu télévisé avec son public était équivalente à une expérience de psychologie réalisée dans des locaux universitaires. (Accessoirement, on peut noter que l’expérience de Milgram comporte elle aussi un dispositif non négligeable, dont l’influence n’a pas été prise en compte.)

La transposition brute de l’expérience de Milgram au contexte télévisé est un projet dont le fondement paraît des plus fragiles. Même en reprenant les catégories du film, je ne pense pas du tout que LA télévision a une autorité équivalente ou même comparable à celle de LA science (qui a en réalité des “autorités” très variables). Son influence – bien réelle – passe par l’imposition d’images et de récits, des systèmes de répétition et de normalisation plus élaborés et plus sournois que l’injonction d’avoir à se conformer à un protocole. N’importe quelle autre situation imposant à un quidam de s’asseoir aux commandes d’une machine lancée à pleine allure produirait un registre de réactions adaptatives semblables, qu’on soit à la télévision, dans une gare ou sur un chantier.

L’obéissance fait partie de la vie sociale, soit. La télévision – comme la presse, le cinéma, la radio… – est un de ces systèmes d’emprise par conformité au consensus général, sans conteste.

Qu’a montré à cet égard Le Jeu de la Mort? Rien de plus que l’idée reçue. Certainement pas le pouvoir de la normalisation par l’image, qui s’impose dans la durée, et dont l’Italie berlusconienne apporte aujourd’hui le plus triste témoignage (cf. Videocracy d’Eric Gandini).

Dans la France (de moins en moins) sarkozyste, un petit coup d’épingle critiquant la soumission à l’autorité ne peut pas faire de mal – et a certainement fait réfléchir Tania Young (mais pas Christophe Hondelatte).

Cela posé, plutôt que la démonstration annoncée, on n’a eu qu’un spectacle de plus.

Lire également:

> Jean-Léon Beauvois: Faire obéir les “participants” avec Milgram
> Rue89: Pourquoi “Le Jeu de la mort” ne dénonce pas grand chose

A voir :

> Obedience Studies, sur Vimeo

» Article initialement publié sur Culture Visuelle

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La réinvention du socialisme http://owni.fr/2010/02/19/la-reinvention-du-socialisme/ http://owni.fr/2010/02/19/la-reinvention-du-socialisme/#comments Fri, 19 Feb 2010 16:35:38 +0000 Thierry Crouzet http://owni.fr/?p=8383

Nous sommes encore libres, nous avons le pouvoir d’éviter le pire. Et si le pire advient, nous ne devrons nous en prendre qu’à nous-mêmes, car nous serons les seuls responsables. Nous étions prévenus. Je vais vous prévenir une nouvelle fois.

Imaginez que des hommes d’égal niveau d’éducation se retrouvent à bord d’un vaisseau spatial et débarquent sur une nouvelle planète. Quel monde y construiront-ils ? Un monde de liberté, d’égalité, de fraternité ou un monde qui ressemble au nôtre, avec ses hiérarchies, ses inégalités, ses structures d’autorités ?

De nombreux auteurs de science-fiction se sont posé la question, notamment Kim Stanley Robinson avec sa trilogie martienne. Comment savoir ce qui se passerait vraiment ? Faute d’avoir découvert une nouvelle planète à coloniser, nous pouvons considérer Internet comme un nouveau territoire. En étudiant son histoire, on peut en tirer quelques enseignements quant à notre actuelle maturité politique.

La hiérarchisation des hominidés

Tout d’abord, je voudrais revenir sur l’origine des structures d’autorité. Parmi les peuples premiers, certains sont non hiérarchiques et ne disposent même pas de l’impératif dans leur langage ou de verbes comme devoir. Ont-ils perdu les hiérarchies au cours de leur histoire ou les sociétés humaines ont-elles commencé par être non hiérarchiques ?

Les anthropologues penchent vers cette seconde hypothèse. Chez de nombreux mammifères, chez les loups ou les singes, il existe souvent des mâles dominants, mais pas à proprement parler de hiérarchie.

Le mâle dominant ne peut pas être considéré comme le chef de la horde. Il s’approprie les femelles qui l’intéressent, mange en premier, indique quand il est temps de se déplacer… Il manage par l’exemple sans donner d’ordre à ses congénères. Rien ne les empêche de tenter leur chance en solitaire ou d’aller former une nouvelle horde.

Dans l’histoire humaine, les premières hiérarchies apparaissent semble-t-il autour de -75 000 ans. Cet évènement aurait coïncidé avec l’invention des vêtements, qui avaient non pour but de réchauffer ou d’accroître le confort, mais d’affirmer le statut social.

Difficile de faire de l’archéologie ethnographique aussi loin dans le temps. On est sûr d’une chose en revanche : les hiérarchies s’imposent quand les hommes se sédentarisent (le pouvoir hiérarchique devient en quelque sorte juridique).

Les hiérarchies ont pour avantage de réduire les coûts de transaction comme en fit la démonstration Ronald Coase. Des structures d’autorités se forment alors. Ceux qui possèdent la terre, ceux qui possèdent du bétail, bientôt ceux qui possèdent d’autres hommes.

D’un monde primitif relativement horizontal, nous passons à des sociétés de plus en plus verticales. Nous basculons de la décentralisation à la centralisation.

La hiérarchisation de l’évolution

Ce ne fut pas une première dans l’histoire du vivant. L’évolution biologique n’a pas commencé par être darwinienne, c’est-à-dire verticale, avec des parents qui transmettent leurs gènes à leurs enfants au prix de quelques mutations.

Avant l’existence des parents, il y avait déjà de la vie. Il fallait bien un mécanisme pour transmettre les gènes. Ils circulaient alors horizontalement, d’individus en individus non apparentés, parfois d’espèces différentes.

Des scientifiques comme Carl Woese et Nigel Goldenfeld montrent que la théorie hiérarchique de Darwin est ainsi incapable d’expliquer l’apparition du code génétique lui-même. Elle ne se met en place qu’après plusieurs milliards d’années d’une évolution horizontale, évolution toujours active aujourd’hui.

Ainsi la vie aurait elle aussi basculé d’une époque dominée par l’horizontalité à une époque dominée par la verticalité, surtout chez les êtres les plus complexes.

La verticalisation, la hiérarchisation, la centralisation sont-elles inévitables et irréversibles ? C’est une question importante. Si tel est le cas, si nous colonisons un nouveau monde, nous y recréerons nécessairement des hiérarchies et des structures de domination. Si nous inventons un nouveau territoire, Internet, nous y reproduirons les pouvoirs millénaires avec tous leurs travers.

La décentralisation

Sommes-nous condamnés à une stagnation politique ? Avons-nous atteint structurellement la fin de l’histoire sociale ? De tout temps, les conservateurs ont pensé ainsi. Pour eux, au XVIIIe siècle, la société ne pouvait fonctionner sans esclaves, les hommes devaient dominer les femmes, les enfants devaient travailler… Il était impossible de remettre en cause les structures d’autorités existantes qui apparaissaient comme des fatalités que l’on attribuait à la nature humaine.

Mais qu’en est-il de cette nature humaine ? Avons-nous toujours tendu vers plus de hiérarchie ? Si tel était le cas, nous vivrions partout sous des dictatures implacables. Il n’en va pas ainsi parce que des individus qui résultent d’une évolution hiérarchique peuvent néanmoins développer des comportements non hiérarchiques.

Je ne vais pas donner d’exemples chez les animaux pour ne pas être accusé de comparer les hommes aux bêtes, même si celles-ci ont encore beaucoup de choses à nous apprendre.

Regardons nos villes. Bien que devenues des centres d’autorité, elles ne se sont pas moins développées le plus souvent suivant des principes horizontaux. Parfois elles furent fondées à la règle et à l’équerre, mais, au cours du temps, et cela toujours assez vite, elles adoptèrent des formes plus organiques.

Quand les scientifiques cherchent à reproduire l’évolution de ces villes en simulation, ils constatent que les modèles hiérarchiques n’expliquent pas leur structure. Nous devons imaginer que les hommes respectent une poignée de règles et bâtissent en fonction d’elles. Dès qu’on étudie les villes dans une durée supérieure au siècle, on constate qu’elles résultent avant tout d’un processus d’auto-organisation typiquement non hiérarchique. Et nos villes ne sont-elles pas parmi nos réalisations collectives les plus impressionnantes ?

Les victoires anarchistes

Il semble donc exister deux mouvements historiques : l’un pousse à la centralisation et à la création de structures d’autorité, l’autre à la décentralisation et à la destruction des structures d’autorité qui ne font pas leur preuve.

Noam Chomsky qualifie d’anarchiste cette seconde tendance. L’anarchie, suivant cette définition, n’est pas contre toutes les structures d’autorité, mais contre celles qui ne se justifient pas, ou plus.

Les hommes ont longtemps constitué une structure d’autorité sur les femmes. Des siècles de lutte ont vu quelques progrès, preuve que l’ont peut affaiblir cette structure d’autorité, et sans doute finir par l’éradiquer.

Les esclavagistes constituaient eux aussi une structure d’autorité. Des hommes l’ont abattue. Ils ont inventé le salariat, une forme de dépendance moins dégradante, qui a créé une nouvelle structure d’autorité, celle des patrons.

À leur tour, les socialistes ont rêvé de supprimer cette nouvelle structure d’autorité (je parle des véritables socialistes du XIXe siècle). Ils ont à ce jour échoué, ce n’est pas pour autant qu’ils échoueront toujours.

Bill Joy a montré que le modèle hiérarchique ne réduisait les coûts de transaction que dans un monde faiblement technologique. Quand les coûts de communication s’effondrent, on peut travailler où l’on veut, donc aussi hors des hiérarchies qui ne présentent plus d’avantages en terme de coût, mais uniquement en terme de pouvoir et deviennent de fait des structures d’autorité inutiles.

La guerre éternelle

Existe-t-il une tendance humaine vers la diminution du nombre des structures d’autorité ? Rien n’est moins sûr. Le salariat remplace l’esclavage. L’instruction remplace la noblesse de sang. Les banquiers s’arrogent le pouvoir de créer de l’argent.

Il y aurait plutôt une lutte continuelle entre les autoritaires et les anarchistes, entre les centralisateurs et les décentralisateurs. Ils se livrent une guerre éternelle. Doit-on choisir son camp ? En théorie, on peut être pour la décentralisation dans un domaine et pas dans un autre.

Toutefois, il me semble que nous devons entre les deux tendances nous positionner (et il ne peut sans doute exister plus de deux tendances politiques dominantes). N’oublions pas dans notre réflexion de considérer l’esclavagiste comme un centre pour les esclaves, l’homme comme un centre pour les femmes aliénées, le patron comme un centre pour les salariés… Alors les centres sont-ils nécessaires ? Et quand le sont-ils vraiment ?

Pour ma part, je penche vers l’anarchisme, estimant que le salariat doit être aboli, que le pouvoir de créer l’argent doit être réparti entre tous, que les pouvoirs subsistants doivent être jalousement séparés pour éviter les collusions… Nous devons interroger toutes les structures d’autorité et questionner leur légitimité.

Sans être aussi extrémiste que moi, on peut néanmoins sentir les deux tendances s’opposer dans notre société. Elles réveillent des forces souterraines et cataclysmiques.

Pourquoi cataclysmiques ? Parce que, quand la complexité augmente, la décentralisation s’impose. La raison est toute simple : pour faire face à la complexité, il faut de plus en plus d’intelligence. La seule manière de l’augmenter est de la laisser s’exprimer partout. On ne doit pas attendre l’aval de la hiérarchie avant d’expérimenter (une hiérarchie est moins intelligente et pas plus informée que sa structure sous-jacente).

Dans un monde qui se complexifie, les anarchistes devraient donc logiquement s’imposer peu à peu. Toutefois, les centralisateurs défendent leurs privilèges. Même quand la complexité augmente, ils tentent d’imposer la centralisation, ce qui implique inévitablement une réduction de la complexité.

Cette réduction peut prendre de multiples formes. Moins de gens pour interagir (stratégie de réduction de la population). Moins de liberté pour interagir (dictature avec contrôle des déplacements). Moins de technologie pour interagir (jihad Bultérien imaginé par Frank Herbert – avec disparition de la liberté d’expression). Cette liste pourrait s’étendre indéfiniment : épuisement des ressources naturelles, crises climatiques, récession économique durable… Nous ne serions capables de résoudre ces problèmes complexes que par la voie de la simplification catastrophique.

Nous serions alors forcés de renoncer à ce qui fait la richesse de nos vies (si ce n’est à nos vies même). Il ne s’agirait pas de sacrifier des choses accessoires, les gadgets inutiles du consumérisme, mais aussi tout ce qui fait le propre d’un monde complexe, les interactions à grande échelle, aussi bien celles qu’autorisent les voyages que les nouvelles technologies par exemple.

Un monde moins complexe nous pousserait à revenir à un stade antérieur de l’humanité, un stade pas nécessairement plus durable vu dans quel état nous avons mis le monde. Il n’y a d’avenir pour l’homme que dans la course à la complexification – une complexification culturelle.

Internet stigmatise les antagonismes

Que se produit-il sur Internet ? Nous avons construit une nouvelle planète où nous avons minimisé les structures de pouvoir. Pendant trente ans, nous nous sommes développés horizontalement, mais, aujourd’hui, les forces centralisatrices, un temps dominées, reviennent sur le champ de bataille. Les loups veulent se repaître du fruit de notre travail collectif.

Pour commencer, les gouvernements tentent de reprendre le contrôle, c’est-à-dire de réintroduire des hiérarchies là où elles n’existaient pas. Ils ne voient pas d’un bon œil que nous puissions échanger en direct des informations entre nous. Sous prétexte que nous pouvons échanger des informations piratées, ils imaginent des solutions de filtrage capables de nous empêcher simplement de communiquer.

Mais n’accablons pas les gouvernements. Ils ne sont pas nos plus dangereux adversaires. Ne cherchons pas d’autres responsables que nous-mêmes. C’est nous qui créons les véritables nouvelles structures d’autorité, des structures transnationales que sont Google ou Facebook par exemple. Nous les créons en plébiscitant les services centralisés de ces entreprises au profit des solutions décentralisées pourtant à l’honneur depuis le début d’Internet.

Quand je dis nous, je m’adresse surtout à ceux qui utilisent ces services en oubliant qu’il en existe d’autres. Quand vous parlez à certaines personnes de ce que vous avez vu sur Internet, ils vous demandent « C’est où sur Facebook ? » Pour une grande majorité d’internautes, Internet se résume à Facebook. Par ailleurs, bientôt la navigation ne s’effectuera plus qu’à travers Google et les liens hypertextes dans les pages ne seront plus utilisés.

Bien sûr ces services proposent aujourd’hui des avantages qu’aucune autre plate-forme ne confère. C’est confortable d’aller chez eux. Mais dites-vous bien que vous êtes en train de vous soumettre à de nouvelles structures d’autorités, des structures qui à ce jour n’existaient pas encore sur Internet… des structures que vous renforcez de jour en jour en même temps que la concurrence agonise.

La dictature est souvent confortable. Vous n’avez plus de question à vous poser. D’autres pensent pour vous et vous disent ce que vous devez faire. Je noircis le tableau, mais n’oublions pas que, quand nous donnons du pouvoir, il y a toujours des hommes pour se l’approprier. Ne leur facilitons pas trop la tâche, nous ne pourrions que nous en mordre les doigts.

Vous pouvez certes estimer qu’un tel monde hiérarchique est préférable à un monde horizontal, en apparence déstructuré, sans ligne claire, sans une direction unique imposée à tous… Vous êtes encore libres d’effectuer ce choix. J’use pour ma part de ma liberté pour travailler à un autre monde, celui que j’ai connu sur Internet quand tout était possible et que les structures d’autorité n’attiraient pas tous les internautes comme des mouches.

Ne croyons pas que le jour venu nous nous détournerons de ces structures avec facilité. Repensons aux esclaves ou aux femmes aliénées. Une fois une structure d’autorité installée, elle se défend jusqu’à la mort.

Cette défense implique un renforcement de la centralisation, une diminution concomitante de la complexité, donc de l’intelligence générale du système. L’innovation n’est plus au rendez-vous. Il n’y a plus de place pour d’autres en dehors. On se retrouve avec des centres de puissance qui ont tendance à entrer en guerre. D’ouvertes, les frontières se referment peu à peu.

Apple a inauguré depuis longtemps ce repli vers les solutions propriétaires. Google et d’autres développent le même travers, notamment dans le domaine de la téléphonie.

Nous qui penchons vers l’anarchisme, allons-nous laisser ce processus se développer ? Allons-nous laisser les structures d’autorité reprendre ce que nous avions un temps réussi à acquérir ? La liberté de publication. Le droit à l’anonymat. La coopération. L’open source. La hackabilité.

Toutes ces victoires, toutes ces structures d’autorité que nous avons dynamitées risquent bientôt de ressurgir. Sommes-nous à l’aube d’un nouveau balancement vers la centralisation ? Parfois même les écologistes appellent un tel revirement au nom de la protection de l’environnement. Les appels à la centralisation se généralisent. Toutes les raisons sont bonnes. Les crises et la nécessité des mesures d’austérité ont bon dos. Si seulement les hiérarques s’appliquaient l’austérité à eux-mêmes pour commencer.

Je n’ai pas envie de vivre dans leur monde. L’anarchisme doit être réhabilité comme la principale force de progrès de nos civilisations. Nous ne devons pas nous contenter de développer de nouvelles technologies, mais diriger ce développement dans un sens qui réduit les structures d’autorité. Nous en avons les moyens. Nous devons nous battre sur ce terrain de bataille politique.

La centralisation catastrophique

Le socialisme n’a jamais été appliqué. Jamais les gens qui s’en revendiquèrent n’ont fait disparaître les structures d’autorité. Ils les ont au mieux remplacées, souvent par des machineries monstrueuses comme en URSS. Le socialisme est devenu une machine centralisatrice. Il a remplacé Dieu par l’État. On est passé d’un opium du peuple à un autre, c’est tout.

Regardez ce qu’est devenu le socialisme dans un pays comme la France. Comment cherche-t-il à secourir les plus défavorisés ? Il ne remet en cause aucune des structures d’autorité qui engendrent les inégalités (ce qui est le propre d’une structure d’autorité puisque certains sont en haut de la pyramide et d’autres en bas).

Les socialistes ne voudraient qu’une seule compagnie ferroviaire, qu’un service postal, qu’un fournisseur d’énergie… Ils voudraient renforcer les structures d’autorité qui n’ont au cours de l’histoire d’autres fins que d’asservir les hommes. Est-ce cela le socialisme ?

Pour installer le revenu de vie, nous devons décentraliser la création monétaire. Pour célébrer la dignité humaine, nous devons décentraliser le travail, transformer le salariat en un nouvel artisanat. Pour garantir la liberté d’expression, nous devons continuer à créer des blogs indépendants et ne pas nous enfermer dans des plateformes totalisantes.

Nous ne devons nous définir comme des anarchistes, intégrant dans nos rangs les déçus du faux socialisme.

Alors nous apprendrons à produire nous-mêmes notre énergie, nos informations, nos infrastructures… Nous cesserons d’être soumis aux structures d’autorité qui n’ont plus aucune raison d’exister dans un monde devenu technologique.

Mais prenons garde. Il ne s’agit pas de détruire aveuglément toutes les structures d’autorité, mais seulement celles qui nous aliènent, celles qui n’ont plus de raison d’être. Je milite pour un anarchisme modéré tel que le définit Chomsky.

Quand les libéraux, ceux qui se prétendent tels, veulent détruire les services publics, ils ne cherchent pas à détruire des structures d’autorité, mais simplement à les déplacer vers le privé, à les ramener dans leur escarcelle. Ils agissent comme les communistes en URSS. Les libéraux n’ont jamais été anarchistes. Ils exigent la liberté de créer librement des structures d’autorité. Nous devons au nom de la liberté nous battre également contre eux.

> Article initialement publié sur Le peuple des connecteurs

> Image d’illustration de une jef safi sur Flickr

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Anarchisme : la force d’émancipation sociale http://owni.fr/2010/02/15/anarchisme-la-force-d%e2%80%99emancipation-sociale/ http://owni.fr/2010/02/15/anarchisme-la-force-d%e2%80%99emancipation-sociale/#comments Mon, 15 Feb 2010 16:29:21 +0000 Thierry Crouzet http://owni.fr/?p=8229

Dans un opuscule intitulé Raison contre pouvoir, le pari de Pascal, Jean Bricmont interviewe Noam Chomsky. Il lui demande notamment « N’est-il pas vrai que toutes les formes d’auto-organisation selon les principes anarchistes se sont finalement effondrées (pensez aux diverses communautés dans les années 1960 et 1970, mais il y a aussi des expériences antérieures) ? »

Avec un raisonnement semblable, on aurait pu conclure au XVIIIe siècle que les tentatives d’établir la démocratie politique ou d’abolir l’esclavage ou de protéger les droits des femmes ou bien… ayant toujours échoué, pourquoi alors devrions-nous même essayer de promouvoir la paix et la justice et les droits de l’homme ? demande Chomsky. C’est là à coup sûr un piètre argument. […] Je suis aussi en désaccord avec l’observation historique que vous faites. Il n’y a pas de « principes anarchistes » fixes, une sorte de catéchisme auquel il faudrait prêter allégeance. L’anarchisme, du moins tel que je le comprends […] est une tendance de la pensée et de l’action humaine qui cherche à identifier les structures d’autorité et de domination, à les appeler à se justifier, et, dès qu’elles s’en montrent incapables (ce qui arrive fréquemment), à travailler à les surmonter. Loin d’avoir « échoué », l’anarchisme se porte très bien. Il est à la source de beaucoup de progrès – très réels – des siècles passés, y compris depuis les années 1960 et 1970. Des formes d’oppression et d’injustice qui étaient à peine reconnues, et encore moins combattues, dans un passé récent, ne sont plus considérées aujourd’hui comme tolérables.

Exemple d’une de ces luttes nouvelles dont j’ai parlé récemment, la bataille pour le revenu de vie. Nous avons identifié chez les banquiers une structure d’autorité et de domination que nous nous devons d’éradiquer en distribuant leur pouvoir de création monétaire entre les mains de tous (ce n’est pas plus fou qu’abolir l’esclavage).

Internet est en train de nous permettre de distribuer la liberté d’expression entre tous alors que jadis seule une minorité se l’arrogeait. Cette bataille, cette décentralisation, est loin d’être achevée. Elle ne fait même que débuter, mais il s’agit bien d’un projet anarchiste au sens où le définit Chomsky et dans lequel je ne peux que me reconnaître.

En ce moment, nous ne cessons d’identifier les structures d’autorité et de domination. C’est tout le problème pour les autorités en place. Nous contestons la production d’énergie centralisée, la distribution alimentaire centralisée, l’éducation centralisée, l’expertise centralisée… L’anarchisme n’a jamais été aussi vivant. Il le sera tant que le capitalisme ne sera pas vaincu, le capitalisme étant une structure d’autorité et de domination extraordinaire.

Toutes les contestations ont cela de particulier qu’elles peuvent s’exercer dans le cadre de forces politiques traditionnelles, mais, surtout, à titre individuel. Par le passé, il était difficile de se batte seuls contre les puissants. Quelques riches propriétaires l’ont fait contre l’esclavage, mais avec difficulté. Aujourd’hui, chacun à notre niveau pouvons agir parce que les nouvelles technologies démultiplient notre puissance d’action.

Nous commençons aussi à comprendre que les partis eux-mêmes sont des structures d’autorité et de domination. Alors nous ne pouvons pas nous engager dans ces structures pour lutter contre des structures de même nature. Cela reviendrait à déplacer éternellement le problème sans réellement le régler.

Il ne s’agit pas nécessairement d’agir seul mais de se lier dans des TAZ qui sauront mener un combat de guérilla et se redessiner en fonction des circonstances et des besoins.

Ne nous leurrons pas. Depuis toujours les structures de pouvoir et de domination défenbent leurs privilèges jusqu’à la mort dans une guerre millénaire. Les forces anarchistes gagnant peu à peu du terrain tout en partant de très loin.

Internet peut apparaître comme une victoire incontestable des forces libres. Le réseau pensé par des hommes libres, tant bien même ils travaillaient pour l’armée américaine, est l’arme la plus fantastique dont n’ont jamais disposé les anarchistes.

Leurs adversaires de toujours ont fini par le comprendre. Au début, ils se sont laissés berner par les possibilités économiques du réseau. Maintenant, ils réagissent. Plus rien ne les arrête.

Le Web est aux mains de quelques puissantes entreprises : Google, Facebook… qui ont réussi à virtuellement recentraliser le réseau et à en phagocyter la créativité. Les gouvernements, ces centres de domination, peuvent dès lors appliquer un contrôle de plus en plus drastique sur la part du réseau qui se joue hors de ces acteurs « officiels ». Une nouvelle bataille commence. Une nouvelle guerre de Sécession.

Choisissez votre camp.

Préparez-vous à passer outre les barrages que plus aucune raison économique n’empêche de dresser maintenant que le Web tend à se structurer comme un pouvoir traditionnel.

Et n’oubliez pas que la plus grande structure créée par l’humanité, celle qui lie aujourd’hui 2 milliards d’humains, Internet, est le fruit d’un fantastique processus d’auto-organisation. Quelques règles fécondes, TCP/IP par exemple, ont été adoptées et le réseau a bourgeonné à partir d’une multitude d’initiatives publiques, privées et individuelles. Nous pouvons vivre en minimisant les structures d’autorité et de pouvoir. Et celles qui subsistent sur Internet, comme les serveurs racines, peuvent elles aussi être éradiquées.

» Billet initialement publié sur Le peuple des connecteurs

» Photo d’illustration macwagen

À lire sur le même thème, L’insurrection des anarnautes ou le sursaut de la raison sur Nuesblog

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Finkielkraut : Internet, lieu de la liquéfaction http://owni.fr/2009/10/13/finkielkraut-internet-lieu-de-la-liquefaction/ http://owni.fr/2009/10/13/finkielkraut-internet-lieu-de-la-liquefaction/#comments Tue, 13 Oct 2009 21:17:47 +0000 Thierry Crouzet http://owni.fr/?p=4593 « Vous êtes tous pourris, vous avez compris ? Vous êtes en état avancé de décomposition. Vous n’existez même pas. » Voici comment je pourrais résumer la pensée de Finkielkraut au sujet du Net après avoir écouté son entretien avec Pierre Lévy organisé par Michel Alberganti sur France Culture.

Mise en garde. Ma lecture est biaisée. Je suis en train d’écrire un livre sur la fluidification de l’information, de la société et de l’homme. Pour moi, c’est un phénomène en grande partie positif, même s’il engendre pas mal de bouleversements (mais le bouleversement est-il négatif ?).

Quand Finkielkraut s’exclame que « Le net est le lieu de la liquéfaction. », je ne peux qu’être d’accord mais, contrairement à lui, je ne trouve pas ça catastrophique. Deux visions s’opposent. On revient à l’éternel débat entre essentialistes et anti-essentialistes.

De l’auteur

En 2001, Finkielkraut écrit : « Il y avait l’autorité du prêtre, il y avait l’autorité du maître, il y avait l’autorité de l’auteur : tous ces surmois sont engloutis dans le grand pêle-mêle numérique. » Bonne analyse mais c’est pas une catastrophe. Au contraire. L’autorité n’est plus nécessairement concentrée dans une personne, bien qu’elle puisse encore l’être ; elle peut aussi se distribuer dans un groupe qui a la particularité de ne pas être centralisé (s’il l’était on se retrouverait dans l’ancien paradigme).

Arrive l’idée d’intelligence collective de Pierre Lévy. Un groupe de gens qui interagissent, partagent des connaissances, discutent, aboutissent collectivement à une forme d’expertise. D’une certaine façon, nous en sommes là sur ce blog. Les uns viennent rappeler les ignorances des autres, apporter des pistes de lectures… et peut-être que ça nous fait avancer. En tous cas ça me fait avancer autant que de lire des experts ou même des auteurs auréolés de leurs césars.

Je ne dis pas que les experts comme les auteurs n’ont plus d’importance, je dis simplement que des collectifs peuvent aussi produire une expertise et, pourquoi pas, une œuvre. Qui nous dit que les flux de certains blogs ne seront pas plus tard considérés comme des œuvres.

Franchement, si dans cent ans nos descendants relisent nos échanges, je pense qu’il y aura de quoi se marrer et de toucher à quelques unes des particularités de notre temps, plus que dans n’importe quel roman à la noix publié aujourd’hui. Nous n’avons pas l’once d’un outil critique pour juger ce que nous sommes en train de produire. Je crois que nous pouvons voir l’ensemble des contenus postés sur un blog comme une œuvre collective. La recherche du temps perdu du vingt-et-unième siècle est peut-être là.

Bien sûr que nous avons besoin des œuvres pour nous construire mais ces œuvres ne sont plus nécessairement l’œuvre d’un homme en particulier. C’est d’ailleurs un truisme. Une ville est une œuvre, une œuvre collective, tout comme de nombreux bâtiments. La culture humaine est une œuvre collective. La Bible est déjà une œuvre collective.

De la démocratie

Pour Finkielkraut, le concept d’intelligence collective est éminemment démocratique, d’une démocratie qui serait extrémiste et populiste. Il confond égalité et liberté.

Les fourmis développent une forme d’intelligence collective sans que nous ayons besoin de parler pour elles de démocratie. Pour moi, il n’y a aucun lien entre les deux concepts, aucun amalgame possible. Une équipe de foot développe une intelligence collective, un peloton de cyclistes aussi tout comme des oiseaux qui volent en flotte.

Il y a intelligence collective quand des agents coopèrent et produisent ensemble quelque chose que seuls ils ne pouvaient réaliser (l’intelligence ne poursuit pas ce qui est bien – notion trop humaine). Wikipedia est en ce sens le fruit d’une intelligence collective et elle dépasse toutes les encyclopédies créées par des intelligences collectives qui reposaient sur des groupes beaucoup plus réduits. Le web résulte d’une intelligence collective gigantesque qui nous permet de lier entre eux toutes nos connaissances.

La liberté est dans ce cas fondamentale : chacun a le droit de lier entre elles les informations qu’il désire sans rien demander à personne. Donc la démocratie favorise a priori l’intelligence collective, elle lui donne plus d’ampleur et nous pouvons rêver de plus de démocratie pour aboutir à plus d’intelligence collective.

De l’intelligence

Pour Finkielkraut, le monde de l’intelligence ne serait pas égalitaire, la démocratie ne s’y appliquerait pas. Oui mais quel rapport avec le net ? Il explique que dans le domaine de l’intelligence, du génie, du talent… il y a des hiérarchies.

Soyons clair, ces hiérarchies sont toutes relatives. Les auteurs qu’on place au pinacle à quinze ans ne sont pas les mêmes que ceux qu’on choisit plus tard. Quel serait l’âge idéal pour définir la hiérarchie idéale ? On voit tout de suite dans quel embarras on se trouve.

Finkielkraut semble surtout ignorer que le web est hiérarchisé : popularité, autorité, tagué… Sans ces hiérarchies, il n’y aurait pas de Google. Mais ces hiérarchies sont relatives soit à des algorithmes, soit à des classements manuels. Ces hiérarchies cohabitent, se concurrencent.

Le web n’est pas un monde égalitaire mais un monde de liberté. Je ne vois pas de rapport entre égalité et liberté. C’est la démocratie qui tente de lier les deux concepts mais le web n’est pas démocratique. Il est fraternel peut-être, libertaire à coup sûr, mais pas égalitaire. Deux hiérarchies ne se valent pas, ça n’a tout simplement aucun sens de les comparer.

Du fleuve

Finkielkraut a peur de la surproduction engendrée par le web, de cette vague gigantesque qui noie tout. N’a-t-il pas peur d’être noyé lui-même ? Bien sûr qu’il est plus difficile que jamais d’émerger, bien sûr que le populisme favorise les œuvres les plus faciles (celles de Finkielkraut justement)… mais est-ce différent d’avant ? Flaubert ne cesse de se plaindre des imposteurs de son temps. Déjà il y avait assez de médiocres pour ensevelir les génies. Rien de neuf. On a juste changé d’échelle tout en inventant des outils de filtrage pour naviguer dans cet océan.

C’est ça qui énerve le plus les apparatchiks. On n’a plus besoin qu’ils servent de phare pour retrouver notre chemin. On peut établir nos hiérarchies, on peut explorer la longue traîne. Et si des œuvres géniales existent, nous finiront par les pêcher.

Finkielkraut ne supporte pas cette idée qu’il peut exister des propulseurs, des manipulateurs d’œuvres, des remixeurs… il rêve encore d’un temps où l’œuvre avait une réalité quasi idéale. « Tout devient manipulable, mais ça fait peur, dit-il en gros. Que le gouvernement ait ce pouvoir, c’est une chose. Mais que tout le monde l’ait aussi, c’est terrible. » Je trouve pas ça terrible. Nous jouons enfin à armes égales. Nous ne sommes pas égaux, loin de là, mais nous avons accès au même arsenal.

Dans mon prochain livre je cite Bruce Chatwin. « Les nomades n’ont pas de domicile fixe en tant que tel. Ils compensent cette absence en suivant des sentiers de migration immuable. » Ce qui se passe sur le web est de cet ordre là. Nous avons tout simplement changé de représentation du monde. L’espace web existe comme les sentiers de migration. On peut se repérer par rapport à lui comme le navigateur par rapport aux côtes. On parle de flot et de flux mais aussi de fleuve. Or le fleuve, c’est l’eau qui s’écoule en même temps que la berge. Nous construisons notre berge en traçant des liens qui dans notre monde ont une réalité incontestable. Le solide existe, il a simplement changé de nature. Faut regarder au bon endroit.

De la régression collective

Pour finir Lévy, qui dans ce débat parle peu mais parle juste, résume la position de Finkielkraut. « Tout ce que vous dites contre Internet d’autres l’ont dit avant vous contre l’écriture, contre l’imprimerie, contre les calculatrices de poche… » Finkielkraut s’exprime comme un disque rayé. Il prend un texte de la renaissance, par exemple De laude scriptorum manualium de Johannes Trithemius en 1492, et il remplace imprimerie par internet et le tour est joué.

L’homme parle bien, il tient le crachoir. Favorisé par Alberganti, il ne fait que nous dispenser son conservatisme affligeant. Faisant l’éloge de la difficulté, l’opposant à l’instantanéité. Si ce n’est pas un reliquat de ce vieux réflexe franchouillard : il faut en chier pour réussir ? Comment penser un monde réticulaire quand on est incapable de concevoir autre chose qu’une société pyramidale, où l’école n’a d’autre but que d’amener une élite au sommet de la pyramide ?

Finkielkraut se lance ensuite dans un éloge de la pluralité. Or, la pluralité, l’individualisme, l’individuation ne peuvent se développer qu’avec la liberté (démonstration dans le chapitre 4 de mon prochain livre). Justement, Internet nous laisse espérer un accroissement de cette liberté. L’idéal de Finkielkraut ne peut être poursuivit que par l’outil même qu’il dénonce, outil qui s’inscrit dans une longue tradition qui remonte au tout début de l’écriture et même avant… dénoncer la technique est ridicule, le livre est une simple interface de lecture, une technique comme une autre.

Finkielkraut a le toupet de se placer en défenseur de la diversité alors qu’il donne sa définition à toute chose, puis bâtit son raisonnement sur sa définition… même après qu’elle ait été mise en cause par Lévy qui, de temps en temps, ricane. Quelle patience. J’aurais pour ma part explosé et détruit le studio de France Culture. Bel exercice de rhétorique mais qui a dû séduire pas mal d’auditeurs encore une fois.

Finkielkraut inénarrable s’attaque à la notion d’information… prétendant que tout ne peut pas être information. Mais dans quel cadre référentiel se place-t-il ? Pour un religieux bien sûr Dieu n’est pas information, Internet ou pas d’ailleurs. Pour un physicien, certains d’entre eux en tout cas, c’est un peu plus facile d’imaginer que tout est information.

Finkielkraut finit par avouer qu’il ne sait pas surfer, qu’il ne sait pas se servir de l’outil… et que tout son discours ne fait que révéler sa peur et son ignorance. Il aurait pas pu commencer comme ça notre philosophe. « J’ai la trouille, j’y comprends rien, j’ai l’impression que le monde que j’aime fout le camp. » Au lieu justement de nous parler de lui, de ses tripes, de ce qui à la limite n’est pas information, il tente de construire un discours vide car il n’a pas l’expérience de ce dont il parle. Il évoque l’ascèse, l’étude. Mais sait-il vraiment ce qu’est l’ascèse, sait-il ce qu’est une véritable expérience philosophique ? Je laisse le mot de la fin à Lévy.

Ce que j’envisage de construire, et d’autres avec moi, c’est une planète où les traditions peuvent se rencontrer et dialoguer. Ce n’est absolument pas un univers de consommateurs comme vous persistez à le dire.

J’ai envie de courir au Canada embrasser Pierre Lévy.

PS : La position de Finkielkraut est en fait parfaitement logique. Comme il ne maîtrise pas internet, il ne peut pas le défendre. Comme il aime donner son avis sur tout, il ne peut donc que critiquer internet

> Lire l’article original, et la conversation qui suit, sur Le Peuple des connecteurs

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L’insurrection des anarnautes ou le sursaut de la raison http://owni.fr/2009/08/17/linsurrection-des-anarsnautes-ou-le-sursaut-de-la-raison/ http://owni.fr/2009/08/17/linsurrection-des-anarsnautes-ou-le-sursaut-de-la-raison/#comments Mon, 17 Aug 2009 12:12:06 +0000 Nicolas Voisin http://owni.fr/?p=2377

Je suis un Anarchiste !

Mais qui ici sait réellement ce qu’est l’anarchisme ? Mes sens, mon essence, mon chemin de vie m’ont convaincu de la pertinence d’un anarchisme rationaliste et humaniste, écologique – voir bio-logique, ma primo-intuition adolescente – et technologique, fédéraliste et relocalisé bien que global (dans son aspiration et le périmètre de son inspiration) individualiste mais collectif (”bottom-up”, on y reviendra), syndicaliste et économique (et non socialiste, mot dont l’étymologie elle-même est un mensonge), libertaire, forcément libertaire voire en certains points libérale si l’on entend ce terme à son sens premier, mais aussi démocratique et républicain.

Oui, la “chose publique” et le “pouvoir au/du peuple” sont parties prenantes fondamentales de cette réflexion, tout comme la quête de loyauté, qui tend à promouvoir et à défendre une croissance des libertés, de l’égalité et de la fraternité – dusse-t-elle être solidarité par pragmatisme ou par défaut – c’est à dire une forme satisfaisante et jusqu’ici jamais atteinte de justice sociale (ou d’une société juste).

L’anarchisme n’est pas le refus de l’Etat, de la propriété ou de l’autorité. C’est tout au contraire une haute exigence de justice en ces points précis en particulier. Et notamment concernant l’éducation ; une éducation qui forme et accompagne des individus libres, respectueux de la liberté d’autrui, capable d’évoluer et de se renouveler, dont l’indépendance intellectuelle serait la plus grande force, pas des travailleurs résignés et des techniciens au dos courbés. La possession n’est pas la seule propriété. L’Etat, enfin, peut être un rempart contre lobbys et multinationales aveuglées par l’appât du gain, toujours plus pressant – notre présent nous le rappelant avec insistance. L’anarchisme est aussi amour de la nature, de la culture, sans être – il est nécessaire de faire tomber deux-trois idées reçues à ce stade – une forme d’intolérance. Loin, très loin s’en faut.

Ni Dieux, ni Maîtres. Plus d’Être.

C’est Prévert qui conclue à sa façon cette sentence : “plus d’être”. Et à raison. Contre les dérives du marché et celle d’un capitalisme d’inégalité croissante, contre les bureaucraties, rouge, rose, blanche ou bleu, quelque en soit les dégradés, contre un centralisme jacobain stérile et abscons, chez nous diablement excessif, quand il n’est pas tout simplement suicidaire et nauséabond. “Le pouvoir est maudit. Voilà pourquoi je suis anarchiste” clamait Louise Michel.

“Il y a d’autres ordres possibles que celui qu’impose une autorité” précise Normand Baillargeon dans une lumineuse somme de 200 pages, éditée et rééditée ces dernières années sous le titre “l’ordre moins le pouvoir, histoire et actualité de l’anarchisme” (Editions Agone, 4° édition disponible en librairie au prix de 10€ / nb: “l’ordre moins le pouvoir” est une formule que l’on doit à Léo Ferré. C’est une trop courte mais lumineuse définition de l’anarchisme).

Mais comment comprendre ceci sans admettre que le salariat est la forme la plus aboutie de l’esclavage ? Comment admettre cela sans s’avouer que l’on est victimes consentants d’une pseudo-dictature de pédants ?

L’ordre est la fille de la liberté. C’est l’atteinte aux libertés et à une forme d’égalité sociale vertueuse qui créé désordre, misère et conflits. L’ordre n’est et ne sera jamais mère de la liberté. Plus d’être… Opposez cela au “travailler plus pour gagner plus”, c’est regarder dans le blanc des yeux le consumérisme avéré de ceux qui nous gouvernent. Contre toutes nos traditions. Contre toute vision à long terme. Contre toute forme d’humanisme.

De Diogène à Internet écosystème.

“ôte-toi de mon soleil” s’écriait le sage qui nichait dans un tonneau en réponse à Alexandre le Grand qui lui proposait de lui offrir tout ce qu’il aurait pu désirer. J’ai le sentiment que nous, internautes, allons encore scander souvent cet impératif à ceux qui aspirent à réguler, encadrer, organiser, (gouverner ?) contre toute logique propre à cet écosystème qu’est le web, une toile bouillonante qui bouscule plus qu’il ne parait nos sociétés. Réseaucratie révélée ?

“Nous sommes tous des pirates” crièrent les internautes français face à la coupable Hadopi, brandissant drapeaux noirs et esprit de piraterie (une pitraterie qui renvoie à ces rebelles sans patrie qui annonçaient par leur drapeau qu’ils étaient prêt à en découdre jusqu’à la mort avec leurs ennemis) et face au déni de présomption d’innocence ou encore aux atteintes aux libertés fondamentales, chaque jour plus nombreuses.

Noam Chomsky – anarchiste contemporain et brillant esprit s’il en est – le dit à sa manière : il s’agit de “lutter contre ces nouvelles limites à la liberté, sans cesse mises à jour”. Il s’agit donc (Chomsky toujours) “d’identifier les structures coercitives, autoritaires et hiérarchiques de toutes sortes pour les examiner et mettre à l’épreuve leur légitimité”. Légitimité du pouvoir. Le mot est lancé…

Cela plaira aux internautes qui citent régulièrement Godwin (pour le “point” de son éponyme Mike), c’est en 1793, sous sa plume, que né le terme d’anarchistes (cf. Enquiry Concerning Political Justice). Plus tard, en 1922 “Umanità Nova” précise “nous voulons détruire le système qui rend possible le vol et le capitalisme”, en écho, intemporel, à Proudhom qui arrangait “la propriété c’est le vol”, sentence qu’il articulait avec ” Dieu c’est le mal”. L’excès révélateur de vérité ?

Suivant les conseils de Libertad (qui avait, cela ne s’invente pas, les deux jambes tronquées) nous mettons en pratique cet adage : “fais ta révolution toi-même”. Nous fomentons notre propre insurrection. Sans ignorer notre histoire commune. Internet est mère d’une anarchie renouvelée, endémique, hyperbolique, irrépressible.

De l’humanisation et de Bakounine.

Le Monsieur suscité part d’un postulat explicite : l’humanisation progressive de l’espèce est rendue possible par l’exercice de la raison qui découvre peu à peu les lois de la nature, fonde et rend possible la liberté, toujours plus grande (les spécialistes exigeants me pardonneront la raccourci utilitariste).

Ce qui anime Bakounine, est une idée que peu disqualifieront ici : à l’inverse du modèle dominant de démocratie représentative, l’organisation devrait se faire de bas en haut (bottom-up) par démocratie directe, les individus se fédérant librement. Des fédérations d’individus aux communes – celle de Paris fut un exemple remarquable à ce propos – des communes aux provinces, des provinces aux nations, de celles-ci aux nations-unies et à l’Europe (…) ce n’est pas les strates du millefeuille que redécoupent ceux qui mettent l’humain et son épanouissement au coeur de leur réflexion, mais un renversement de la fluence dans cet écosystème d’interdépendance et de complexité croissante : “bottom-up”, on vous dit !

Tout autre chemin tend à l’oligarchie et à la servilité, quand ce n’est pas directement à la dictature ou toute autre forme de fascisme. Ceux qui en doutent reliront leur manuels d’histoire…

De la solidarité sociale et des Hommes Libres.

Vous avez aimé la sécurité sociale, pleuré sa faillite, dénoncé son abandon ? alors battez vous pour la solidarité sociale. C’est elle et elle seule qui permet la liberté. Egalité et fraternité ne font que s’articuler à partir de celle-ci, l’une permettant l’autre, et ainsi de suite (un certain béarnais de nos contemporains n’écrit pas autre chose dans son dernier opus, soit dit en passant). “la loi naturelle au sein des espèces est avant tout une loi d’entraide et de coopération” (Kropotkine, revisitant Darwin).

Kropotkine va plus loin : “plus il y a autour de moi d’hommes libres, plus grande est ma liberté”, dit peu ou prou l’anarcho communiste et scientifique qui fut Prince à sa naissance, arrivé à l’anarchisme via les “horlogers libertaires du Jura” (lire : Ethique, œuvre inachevée parue en 1922, un an après sa mort). Thierry Crouzet – qui lui est bien vivant – rajoutera que ce monde de complexité et d’interdépendance croissante nous invite à rebattre les cartes. Ce auquel je “plussois”.

Je rajouterai à cette approche celle d’Henry David Thoreau qui théorisa mieux que nombre de ses successeurs la désobéissance civile. Lui était un pacifiste féroce. D’autres auront l’action directe plus violente ; une action directe inséparable de l’engagement anar à travers les ages. Debord, enfin, explique combien la “société du spectacle” (1967) saura tirer profit de ces penchants pour conditionner représentation et perception du réel afin de plonger dans la naphtaline les sursauts essentiels jusqu’ici tués dans l’œuf par fabrication de consentement des masses, plus systématiquement encore que par toute autre forme d’endoctrinements. L’omniprésidence actuelle en joue puissamment (propagande, persuasion, accélérations, glissements sémantiques…). Tarnac pourrait en être une fable efficace.

Elections, Pièges à Cons ?

Octave Mirbeau, comme plus tard les situationnistes (Debord toujours et “l’imagination au pouvoir”) ont un sens de la formule qui n’a rien à envier aux fabricants de slogans et autre publicitaires que tous ici reconnaîtrons aisément sans que l’on ait à jouer au “name dropping”.

Je suis embarrassé avec cette sentence de Mirbeau et me sens plus proche d’un Chomsky pointant du doigt de “vastes institutions de tyrannies privées”  qui échappent à tout système ou contrôle démocratique (Naomi Klein a beaucoup travaillé ces notions également et Obama de se confronter à ce jour au poids de ces lobbys). A ce titre, si je dénonce vivement l’élection d’un roi républicain au suffrage universel direct qui ressemble d’avantage à un championnat national quinquennal de promesses, je ne renie pas tout de l’approche de Keynes (à relire) voir – cela en étonnera plus d’un – d’Adam Smith, dont les livres d’histoires n’auront retenus que la dévastatrice influence destructrice de services publiques et de déréglementation ainsi qu’un mythe du marché “parfait” autorégulé (que je dénonce vivement) oubliant bien vite son exigence d’éthique.

Face à cela, nationaliser n’est pas la solution. Socialiser, oui. Face à cela, le renoncement politique n’est pas une option. Face aux inéquités croissantes, seul le combat se justifie. En y mettant les mots justes. En dénonçant les maux iniques. En sachant rire et réinventer ludicité et lien social. En sachant s’offusquer, se rebeller… Et raison garder.

Le nihilisme n’est pas et ne sera jamais une solution. L’humour anglais nous fournit à ce propos cette sentence : “face à toute les solutions, l’administration propose des problèmes”. Faut-il s’y résoudre ? Cette même fulgurance toute britannique ajoute également qu’Internet “propose plus de solutions qu’il n’y a de questions”. Réfléchissons-y sagement. Il y a là la trame de lendemains plus humains. Bio-logiques et technophiles, à n’en pas douter.

Nous n’irons pas pour vous mourir au front !

Soyons, à l’instar de Duchamp, des “anartistes”. Ou plus ambitieux et jusque là inédit, des “anarnautes”. L’anarchisme a toujours voulu qu’on porte le regard vers l’avenir et vers l’inconnu. Qu’attendons-nous ? L’efficacité n’est pas l’ennemie de l’équité.  Et rien plus qu’équité, loyauté et raison ne sont de nos jours mis à mal par des pouvoirs illégitimes ; ceux d’une économie financiarisée plus encore que quelque politique dévoyée que ce soit.

Le renoncement tue. A consommer, donc, avec modération… Et imagination. Tenez-le vous pour dit : l’anarnaute n’est pas de gauche, alter, ailleurs, ethonocentré, lobotomisé, caduque et encore moins docile. Il se pourrait même qu’ils soient adroit, tétu et armé. On l’a déjà vu ici, Internet est une arme. La lucha sigue…

Ce n’est pas la fin de l’histoire qui se poursuit, c’est la renaissance que l’on persécute. C’est la résistance féconde qui est à réinventer.

Nous n’irons pas pour vous mourir au front. Nous y vivons. Critiques. Constructifs. Pédagogues. Autonomes. Authentiques. Émancipés. Dignes. Et en nombre. Dans le seul culte de la justice, de la vérité et du respect humain (par opposition au culte divin). Nul n’imposera durablement l’ignorance, pas même par l’éducation ou quelque superstition que ce soit.

La science, l’histoire, la raison et l’espérance nous guident.

A l’instar de Normand Baillargeon, c’est à Chomsky que je laisserais ici le mot de la fin : “Je veux croire que les êtres humains ont un instinct de liberté, qu’ils souhaitent véritablement avoir le contrôle de leurs affaires ; qu’ils ne veulent être ni bousculés ni opprimés (…) et qu’ils aspirent à rien tant que de s’engager dans des activités qui ont du sens (…). Il s’agit essentiellement d’un espoir au nom duquel on peut penser que, si les structures sociales se transforment suffisamment, ces aspects de la nature humaine auraient la possibilité de se manifester”.

Le son des mots ne peuvent effacer les leçons des choses.

Que l’on ne s’y méprenne pas, ce que beaucoup, dont le valeureux Paul Jorion dont je suis un fidèle lecteur nomment “anarcho-capitalisme” est un leurre, issu de l’Ecole de Chicago (Lira N. Klein, la Stratégie du Choc) et qui n’a absolument rien à voir avec la remise en cause des autorités illégitimes que défend l’anarchisme. A ce propos, et puisque l’on parle idées reçues, chaos et nihilisme, Marmol insistait sur “un anarchisme sans qualificatif”, que Chomsky définie globalement comme “cette tendance, présente dans l’histoire de la pensée et de l’agir humain, qui nous incite à vouloir identifier les structures coercitives, autoritaires et hiérarchiques de toutes sortes pour les examiner et les mettre à l’épreuve de leur légitimité”. Voilà, si vous voulez m’enfermer dans une case, ce sera donc celle-ci, définie comme ci-avant… Et à ce titre peu éloignée de l’esprit de la révolution française (et donc de la déclaration des droits de l’homme) ou de celle, bien plus contemporaine, des objecteurs de croissances, avec ou sans nez rouge /-)

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La conversation se prolonge chez Thierry Crouzet
Article initalement publié sur Nuesblog

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