Les enfants de l’esprit

Le 27 novembre 2009

On ne naît pas femme, on le devient, écrivait Simone de Beauvoir dans Le Deuxième sexe. En fait, l’étude de l’éthologie et la longue observation des personnes que j’ai la chance de côtoyer m’ont enseigné qu’on ne naît finalement pas grand chose, ce qui ouvre un vaste champ de possibles, de la même manière qu’on [...]

On ne naît pas femme, on le devient, écrivait Simone de Beauvoir dans Le Deuxième sexe. En fait, l’étude de l’éthologie et la longue observation des personnes que j’ai la chance de côtoyer m’ont enseigné qu’on ne naît finalement pas grand chose, ce qui ouvre un vaste champ de possibles, de la même manière qu’on ne naît jamais seul au monde, mais avant tout dans le regard des autres.

Reconquista

L'échappée belleDe la même manière que le pénis de l’homme ne fait pas la femme en la pénétrant, l’enfant ne fait pas les parents en naissant. Je discutais dernièrement avec un ami de la parentalité, dans laquelle je me sens tellement insuffisante, et de la manière dont s’était construit mon désir d’enfant, un peu à rebrousse-poil de ma personnalité et de mes inclinations naturelles, et j’ai compris, à travers son propre récit, que nous étions tous, plus ou moins, logés à la même enseigne. Nous finissons généralement par oublier, ou remiser tout au moins dans quelque recoin peu fréquenté de notre mémoire, tout ce cheminement particulièrement intime qui a fait qu’un jour, nous avons cessé de nous percevoir comme strictement les enfants de pour envisager de devenir les parents de, à notre tour. J’ai toujours été sévèrement agacée par les discours lénifiants sur les merveilles de l’instinct maternel, sur ce présupposé naturel qui court dans nos veines et nous rendrait tellement enclines à ouvrir les cuisses à celui qui nous fertilisera et nous accouchera, en quelque sorte, de notre plénitude de femmes enfin accomplies dans la maternité. Ce fichu instinct maternel a probablement plongé des générations de jeunes femmes dans les affres d’une horrible culpabilité, voire d’une implacable négation de soi et de ses désirs profonds, quand elles ne l’ont pas ressenti dans leurs tripes, que ce soit dans l’élan fécondateur ou dans le maternage attentif.

En creusant bien la question de l’être et du paraître, je me dis que nous sommes le fruit de regards croisés : ceux que posent sur nous nos proches, la société, les autres, et celui, encore plus grave, inquisiteur et intransigeant, que nous portons sur nous-mêmes. Parce que j’ai déclaré haut et fort que l’instinct maternel est une vaste fumisterie phallocrate, parce que je n’ai jamais été attirée par les bébés comme par un aimant, j’ai été jugée par la part la mieux attentionnée de mon entourage comme mauvaise mère avant même d’avoir acheté le seul et unique test de grossesse que je n’ai jamais utilisé de ma vie. Et ce regard, dur, définitif et condescendant a manqué sceller mon destin de mère et par ricochet, celui de ma fille. Tout cela parce que l’on existe avant tout dans le regard des autres et que celui-ci agit sur nous comme des lunettes correctrices lorsque nous faisons face à nous-mêmes, même dans la plus stricte intimité morale et intellectuelle.

Je n’ai même pas terminé le long parcours de conquête de ma propre féminité. Parce que je n’étais pas terriblement portée sur le froufroutant et l’esthétique futile, j’ai longtemps été cantonnée aux rôles de garçon manqué ou de bonne copine. Et il s’agit là de manières d’être que j’ai moi-même parfaitement intériorisées, jusqu’à ce que je change de point de vue, par la grâce, peut-être, d’un autre discours extérieur et que je décide d’exister enfin pleinement en tant que femme, non pas comme pur esprit féministe et fier de l’être, mais aussi comme créature complète, habitant enfin totalement ce corps de femme qui m’a été donné par les caprices de la génétique et dont je pouvais, au choix, faire un vaisseau splendide ou une vieille carcasse. Reprendre le contrôle de ce corps qu’une éducation cartésienne m’avait fait dédaigner au profit des plaisirs purement intellectuels a effectivement été une reconstruction tant mentale que physique dont la réussite a été précisément amplifiée par le changement de regard que les autres portent à présent sur moi, tant au niveau de l’enveloppe que du contenu. Je m’amuse encore monstrueusement d’avoir atteint un nouveau degré d’évolution personnelle en passant par le sport, moi qui ai toujours tenu les pratiques sportives en grand dédain pour ne pas dire en pure aversion. Le fait de ne pouvoir habiter mon propre corps m’avait amputé de la grande richesse sensorielle dont cette interface sublime peut nourrir un esprit ouvert. Je ne percevais que l’effort et la souffrance, là où il pouvait aussi y avoir de grandes satisfactions mentales. Il y a un yaourt qui prétend modifier notre apparence physique en améliorant notablement notre transit intestinal, quelque chose du genre : ce qu’il vous fait à l’intérieur se voit à l’extérieur. Mais ce jeu de poupées russes fonctionne à l’infini, comme un reflet dupliqué par une batterie de miroirs. La modification du corps par nos pratiques change notre rapport au monde, tant par ce que nous émettons de nous-mêmes comme message brut que par ce qui nous est renvoyé, par la sanction du regard social. De me sentir plus femme me rend effectivement plus femme, de me percevoir comme mère améliore mes relations avec ma fille, laquelle existe d’abord parce que je l’ai voulue.

Petite chose

Ce sac de vêtements pour enfants qu’elle vient de me donner pèse bien plus à mon bras que la somme des couches de tissus soigneusement pliés et repassés qu’il renferme. Parce que ce sac de vêtements signifie plus que le don qu’il est réellement, parce qu’il a une histoire qu’elle est en train de me raconter de sa voix chantante qu’un à-coup d’émotion vient parfois érailler. Dans ce sac de supermarché, ce matin, elle a soigneusement rangé son désir d’enfant et de ce sac de supermarché, c’est l’histoire de son petit dernier qui ressort. Celui qui n’est pas là. Celui qui n’a pas de nom. Pas de visage. Même pas de sépulture.

Cela a commencé avec ce don de vêtements, cela a continué avec une vanne sur mes aventures gynécologiques et comme si une digue rompait soudain, elle a enchaîné avec sa fausse couche de l’année dernière. À cinq mois de grossesse. D’ailleurs, ce n’est plus vraiment une fausse couche, c’est plutôt l’histoire d’un trop grand prématuré. Elle raconte sa peur quand la poche des eaux s’est rompue, la course aux urgences, l’attente, dans l’espoir que la poche se reconstitue, tous ces moments où elle le sent bouger en elle et où elle doit commencer à envisager sa mort, et puis, finalement, l’accouchement tragique, parce que c’est bien d’un accouchement qu’on parle, l’accouchement qui va tuer son enfant. Pas vraiment une fausse couche, donc, mais un vrai deuil, sans rien, rien à quoi se raccrocher, rien à se rappeler, rien qui subsiste si ce n’est ses souvenirs immensément douloureux. À deux semaines près, il aurait eu un état civil. Mais là, rien. Rien de rien. Aucune trace tangible, à peine plus qu’un rêve.
Ou un cauchemar.

Il s’agit là de quelque chose de profondément intime et douloureux, et je reçois cette confession avec la délicatesse que je mettrais à accueillir un nouveau-né dans mes mains. Les mots jaillissent, se bousculent, parfois dérapent, vacillent et repartent de plus belle. Ils ont tenté d’en refaire un autre dans l’élan, comme tout le monde le leur a conseillé, mais cela s’est encore soldé par une fausse-couche, à deux mois de grossesse. Pas quelque chose d’aussi lourd que cet accouchement donneur de mort, mais peut-être pire encore, parce que ce nouvel échec a rouvert encore plus grand la douleur refoulée de l’enfant non-né. Elle commence son travail de deuil, finalement, avec ce sac de fringues pour la gosse. Jusqu’à présent, elle gardait précieusement les vêtements de ses deux grands pour le petit troisième, mais, là, elle n’y croit plus. D’ailleurs, pour elle, c’est comme si elle avait eu trois enfants. Parce que ce troisième, ce fils absent, ce manque immense, elle avait commencé à le faire vivre dans son esprit, elle l’avait porté dans son imaginaire bien plus longtemps que dans son ventre. Et je comprends son désarroi de n’avoir plus aucune trace de lui, plus rien à regretter, plus rien à enterrer.
Dans le même temps, je repense à ces mères qui accouchent presque sans le savoir, parce que cet enfant qui sort de leur matrice n’est pas né dans leur esprit, n’a pas grandi dans leur tête. Ces impensés qui n’existent donc pas, que l’on ne peut donc pas faire naître ni disparaître.

Je me demandais, l’autre jour, si je n’étais pas le rêve éveillé d’une cavalière traversant des steppes sans fin. Même dotés de nos corps sensibles qui nous rattachent au monde des vivants à chaque inspiration happée sur le chaos, notre propre existence a parfois, aussi, ce petit côté miraculeux et intangible qui nous fait chevaucher les frontières de l’imaginaire et douter de notre propre matérialité. Mais je repense à présent au chagrin insondable de cette mère, à la manière dont elle fait vivre, jour après jour, cet enfant qui n’est pas né, à la force de son souvenir et de son amour qui arrachent ce petit d’homme au néant dont il n’est pourtant presque pas sorti. Il existe parce qu’elle se souvient. J’existe parce que vous êtes là. Nous existons, parce que nous sommes ensemble. Tous nés du regard et de l’esprit de l’autre.

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