Hacker la vie

Le 14 juin 2010

C'est une première : des chercheurs américains viennent de créer un être vivant qui a pour père, en partie, un ordinateur. Potentiellement inquiétant, à moins de se prémunir des dérives en insufflant l'esprit open source, explique The Economist.

Grande première : des chercheurs américains sont récemment parvenus à créer une cellule bactérienne vivante dont le génome est synthétique.

Il n’en fallait pas plus pour que la presse vulgarise l’évènement en nous posant cette spectaculaire question : et si l’homme venait de créer la vie ?

C’est aller un peu vite en besogne nous précise le célèbre scientifique français Joël de Rosnay : « Craig Venter, l’auteur de la fameuse publication dans Science, n’a pas créé la vie, il a fait un copier coller du génome d’une bactérie qui existe dans la nature ». Mais il reconnaît cependant que « c’est la première fois qu’un être vivant n’a pas d’ancêtre, qu’il a pour père un ordinateur ».

Nous voici donc en présence d’un être vivant dont le père serait partiellement un ordinateur. Or qui manipule cet ordinateur ? Craig Venter et son équipe, et si l’homme est avant tout un biologiste c’est également un homme d’affaire, ce ne sont pas des fonds publics mais privés qui financent ses recherches. Ainsi Le Monde nous révèle que « Venter, qui aurait déjà investi 40 millions de dollars dans ce projet, a déposé un portefeuille de brevets pour protéger son concept de Mycoplasma laboratorium, hypothétique machine à tout faire des biotechnologies ».

Une vie qui n’est alors qu’information et données entrées dans un ordinateur mais dont l’exploitation et l’accès sont strictement contrôlés et réservés aux entreprises qui l’ont enfantée. Cela ressemble à de la mauvaise science-fiction. C’est pourtant peut-être le monde qui nous attend demain. Et l’Apocalypse arrivera plus tôt que prévu[1].

Sauf si… sauf si on insuffle là aussi un peu d’esprit « open source », nous dit cet article du The Economist traduit ci-dessous.

Avoir ou non la possibilité de « hacker la vie », telle sera l’une des questions fondamentales de ce siècle.

Et l’homme créa la vie…

And man made life

20 mai 2010 – The Economist Newspaper
(Traduction Framalang : Martin, Olivier et Don Rico)

La vie artificielle, porteuse de rêves et de cauchemars, est arrivée.

Créer la vie est la prérogative des dieux. Au plus profond de sa psyché, malgré les conclusions rationnelles de la physique et de la chimie, l’homme a le sentiment qu’il en est autrement pour la biologie, qu’elle est plus qu’une somme d’atomes en mouvement et en interaction les uns avec les autres, d’une façon ou d’une autre insufflée d’une étincelle divine, d’une essence vitale. Quel choc, alors, d’apprendre que de simples mortels ont réussi à créer la vie de façon artificielle.

Craig Venter et Hamilton Smith, les deux biologistes américains qui en 1995 ont démêlé pour la première fois la séquence d’ADN d’un organisme vivant (une bactérie), ont fabriqué une bactérie qui possède un génome artificiel – en créant une créature vivante sans ascendance (voir article). Les plus tatillons pourraient chipoter sur le fait que c’est seulement l’ADN d’un nouvel organisme qui a été conçu en laboratoire, les chercheurs ayant dû utiliser l’enveloppe d’un microbe existant pour que l’ADN fasse son travail. Néanmoins, le Rubicon a été franchi. Il est désormais possible de concevoir un monde où les bactéries (et à terme des animaux et des plantes) seront conçues sur ordinateur et que l’on développera sur commande.

Cette capacité devrait prouver combien l’Homme maîtrise la nature, de façon plus frappante encore que l’explosion de la première bombe atomique. La bombe, bien que justifiée dans le contexte de la Seconde Guerre mondiale, n’avait qu’une fonction de destruction. La biologie, elle, s’attache à « mettre en culture » et « faire croître ». La biologie synthétique, terme sous lequel on regroupe cette technologie et des tas d’autres moins spectaculaires, est très prometteuse. À court terme, elle devrait permettre d’obtenir de meilleurs médicaments, des récoltes moins gourmandes en eau (voir article), des carburants plus écologiques, et donner une nouvelle jeunesse à l’industrie chimique. À long terme, qui peut bien savoir quels miracles elle pourrait permettre d’accomplir ?

Vers la folie des hommes ?

Dans cette perspective, la vie artificielle semble être une chose merveilleuse. Pourtant, nombreux sont ceux qui verront cette annonce d’un mauvais œil. Pour certains, ces manipulations relèveront plus de la falsification que de la création. Les scientifiques n’auraient-ils plus les pieds sur terre ? Leur folie conduira-t-elle à l’Apocalypse ? Quels monstres sortiront des éprouvettes des laboratoires ?

Ces questionnements ne sont pas infondés et méritent réflexion, même au sein de ce journal, qui de manière générale accueille les progrès scientifiques avec enthousiasme. La nouvelle science biologique a en effet le potentiel de faire autant de mal que de bien. « Prédateur » et « maladie » appartiennent autant au champ lexical du biologiste que « mettre en culture » et « faire croître ». Mais pour le meilleur et pour le pire, nous y voilà. Créer la vie n’est désormais plus le privilège des dieux.

Enfants d’un dieu mineur

Il est encore loin le temps où concevoir des formes de vie sur un ordinateur constituera un acte biologique banal, mais on y viendra. Au cours de la décennie qui a vu le développement du Projet Génome Humain, deux progrès qui lui sont liés ont rendu cet événement presque inévitable. Le premier est l’accélération phénoménale de la vitesse, et la chute du coût, du séquençage de l’ADN qui détient la clé du « logiciel » naturel de la vie. Ce qui par le passé prenait des années et coûtait des millions prend maintenant quelques jours et coûte dix fois moins. Les bases de données se remplissent de toutes sortes de génomes, du plus petit virus au plus grand des arbres.

Ces génomes sont la matière première de la biologie synthétique. Tout d’abord, ils permettront de comprendre les rouages de la biologie, et ce jusqu’au niveau atomique. Ces rouages pourront alors êtres simulés dans des logiciels afin que les biologistes soient en mesure de créer de nouvelles constellations de gènes, en supposant sans grand risque de se tromper qu’elles auront un comportement prévisible. Deuxièmement, les bases de données génomiques sont de grands entrepôts dans lesquels les biologistes synthétiques peuvent piocher à volonté.

Viendront ensuite les synthèses plus rapides et moins coûteuses de l’ADN. Ce domaine est en retard de quelques années sur l’analyse génomique, mais il prend la même direction. Il sera donc bientôt à la portée de presque tout le monde de fabriquer de l’ADN à la demande et de s’essayer à la biologie synthétique.

C’est positif, mais dans certaines limites. L’innovation se porte mieux quand elle est ouverte à tous. Plus les idées sont nombreuses, plus la probabilité est élevée que certaines porteront leurs fruits. Hélas, il est inévitable que certaines de ces idées seront motivées par une intention de nuire. Et le problème que posent les inventions biologiques nuisibles, c’est que contrairement aux armes ou aux explosifs par exemple, une fois libérées dans la nature, elles peuvent proliférer sans aide extérieure.

La biologie, un monde à part

Le club informatique Home Brew a été le tremplin de Steve Jobs et d’Apple, mais d’autres entreprises ont créé des milliers de virus informatiques. Que se passerait-il si un club similaire, actif dans le domaine de la biologie synthétique, libérait par mégarde une bactérie nocive ou un véritable virus ? Imaginez qu’un terroriste le fasse délibérément…

Interdire pour guérir ?

Le risque de créer quelque chose de néfaste par accident est sans doute faible. La plupart des bactéries optent pour la solution de facilité et s’installent dans de la matière organique déjà morte. Celle-ci ne se défend pas, les hôtes vivants, si. Créer délibérément un organisme nuisible, que le créateur soit un adolescent, un terroriste ou un État-voyou, c’est une autre histoire. Personne ne sait avec quelle facilité on pourrait doper un agent pathogène humain, ou en choisir un qui infecte un certain type d’animal et l’aider à passer d’une espèce à une autre. Nous ne tarderons toutefois pas à le découvrir.

Difficile de savoir comment répondre à une telle menace. Le réflexe de restreindre et de bannir a déjà prouvé son efficacité (tout en restant loin d’être parfait) pour les armes biologiques plus traditionnelles. Mais celles-ci étaient aux mains d’états. L’omniprésence des virus informatiques montre ce qu’il peut se produire lorsque la technologie touche le grand public.

Ouvrir pour prévenir ?

Les observateurs de la biologie synthétique les plus sensés favorisent une approche différente : l’ouverture. C’est une manière d’éviter de restreindre le bon dans un effort tardif de contrer le mal. Le savoir ne se perd pas, aussi le meilleur moyen de se défendre est-il de disposer du plus d’alliés possible. Ainsi, lorsqu’un problème se présente, on peut rapidement obtenir une réponse. Si l’on peut créer des agents pathogènes sur ordinateur, il en va de même pour les vaccins. Et à l’instar des logiciels open source qui permettent aux « gentils sorciers » de l’informatique de lutter contre les « sorciers maléfiques » (NdT : white hats vs black hats), la biologie open source encouragerait les généticiens œuvrant pour le bien.

La réglementation et, surtout, une grande vigilance seront toujours nécessaires. La veille médicale est déjà complexe lorsque les maladies sont d’origine naturelle. Dans le cas le la biologie synthétique, la surveillance doit être redoublée et coordonnée. Alors, que le problème soit naturel ou artificiel, on pourra le résoudre grâce à toute la puissance de la biologie synthétique. Il faut encourager le bon à se montrer plus malin que le mauvais et, avec un peu de chance, on évitera l’Apocalypse.

Billet initialement publié sur Framablog sous le titre “Et l’homme créa la vie… mais déposa un brevet dans la foulée”.

Crédit Photo CC Flickr:  _ Krystian PHOTOSynthesis (wild-thriving) _.

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