Internet, un tournant ?

Le 20 septembre 2010

On ne peut rien en déduire sur le chemin qui sera pris par l'Internet. Une seule certitude existe pour Pierre Mounier : son futur est ouvert et c’est à nous d’en décider.


Depuis les débuts de son histoire, Internet a connu bien des évolutions, voire de nombreuses révolutions internes. Certains auteurs ont même placé cette histoire sous le signe de la « révolution permanente ». Au-delà du flux continuel d’innovations qui la caractérise, on peut cependant y déceler deux grands moments historiques depuis sa création au début des années 80.

- C’est d’abord l’explosion commerciale et grand public au milieu des années 90 avec l’arrivée des navigateurs graphiques.

- Puis le phénomène du web 2.0 après l’explosion de la bulle Internet.

Depuis plusieurs années, les commentateurs tentent de deviner et d’annoncer la prochaine révolution qui secouera le Réseau. Certains parient sur le web sémantique qui permettra de passer de l’information à la donnée et verra le développement de traitements automatiques permettant de générer des contenus pertinents. D’autres parlent de « l’Internet des objets » qui verraient les machines communiquer entre elles de manière autonome au sein d’un gigantesque réseau pervasif où cyberespace et espace physique seraient indissolublement liés. Les deux réunis sont souvent annoncés comme posant les fondement d’un « Web 3.0 » à venir1

Sachant qu’aucune des deux révolutions précédentes n’ont été prédites ou annoncées, il convient sans doute de relativiser la fiabilité de telles prédictions. Alors : quand aura lieu le prochain tournant, et quelle direction prendra-t-il ? À lire les publications de presse les plus récentes et les nombreux commentaires des derniers mois, il semble bien que le moment soit arrivé :

La mort du web

Ce qui est annoncé, c’est d’abord la « mort du web »2. Chris Anderson, le célèbre rédacteur en chef du magazine Wired qui donne le ton, depuis ses origines, des débats en cours sur l’évolution des technologies numériques, a jeté un pavé dans la mare cet été en donnant ce titre à son éditorial.

Pour Anderson, le web, en raison de son caractère décentralisé voire anarchique, n’a jamais réussi à permettre aux producteurs de contenus et de services de construire un modèle économique viable. Les difficultés bien connues de l’édition musicale, de la presse, de l’édition de livres en sont le témoignage. Banalisation des applications, succès populaire du web, et même du web comme plateforme dans sa version 2.0, l’époque que nous venons de vivre brille, paraît-il, de ses derniers feux. La multiplication des appareils mobiles (ie l’iPhone), et le développement conjoint des réseaux sociaux « fermés » (ie Facebook) constituent deux forces puissantes de développement des usages en dehors du web. Ils offrent surtout aux développeurs d’applications et aux producteurs de contenus une infrastructure qui leur permet de monétiser auprès du public leur offre commerciale.

L’article d’Anderson, contestable, a suscité de nombreux débats dans divers médias. Au-delà de la validité de ses arguments, on ne peut que constater qu’il rejoint d’autres articles annonçant eux aussi des changements majeurs. C’est le cas de l’article de Michael Hirschorn3 qui insiste quant à lui plutôt sur la stratégie de verrouillage mise en oeuvre par Apple via ses matériels mobiles, sa boutique iTunes, mais surtout le système App Store, puisque les conditions permettant aux développeurs d’y proposer leurs applications sont drastiques. La firme à la pomme a d’ailleurs dû faire machine arrière récemment4, sous la menace d’une enquête en concurrence déloyale de la commission du commerce américain.

Dans ce cas de figure, la sortie du web est synonyme d’une clôture technologique considérable puisque le fabricant de matériel fournit aussi le système informatique qui anime la machine (iOS), contrôle les applications qui y sont autorisées et censure les contenus qui sont délivrés par leur intermédiaire. On troque donc un système ouvert où chaque niveau (machine, OS, applications, réseaux, contenus) a son autonomie et interagit avec les autres niveaux suivant des standards ouverts, pour un système intégré verticalement, maîtrisé par un seul opérateur.

Une hirondelle ne fait pas le printemps. Si Apple était le seul acteur à agir en ce sens, le doute serait permis sur la portée réelle de sa stratégie sur l’ensemble de son environnement. Mais d’autres éléments doivent être pris en considération, à commencer par l’évolution du comportement des gouvernements nationaux et des opérateurs de télécommunication.

Filtrage d’Internet et neutralité des réseaux

Côté gouvernements, c’est la tentation de filtrage de l’Internet qui se généralise. Cette forme de contrôle que l’on croyait réservée aux pays non démocratiques comme la Chine ou la Tunisie, séduit de plus en plus de démocraties occidentales : l’Australie s’y essaye5, et la France, qui prépare une nouvelle loi sur la sécurité, s’apprête à adopter ce système6. Comme le font remarquer de nombreux observateurs, la restriction d’usage de ce type de technologie sur les contenus pédopornographiques est sans doute seulement temporaire et son utilisation prochaine à la lutte contre le piratage des contenus culturels sous droit d’auteur ne fait aucun doute. Le magazine en ligne ReadWriteWeb France a récemment jeté la lumière7 sur des discussion secrètes en cours entre les différentes parties prenantes sur ce sujet.

Dernier pilier de l’Internet tel que nous le connaissons : la neutralité des réseaux est aujourd’hui ouvertement remise en cause de tous côtés. En France, le rapport rendu récemment par le secrétariat au Développement de l’économie numérique après une vaste consultation pourtant, a suscité de nombreuses critiques. Benjamin Bayard, le bouillonnant président du petit fournisseur d’accès associatif FDN s’est en effet illustré par une lecture pour le moins décapante du rapport8.

Aux États-Unis, dans le cadre d’une consultation lancée par la FCC, le régulateur fédéral des télécommunication, l’opérateur téléphonique Verizon et Google ont proposé une définition très restrictive de cette fameuse neutralité, en la réservant au réseau filaire et en la truffant d’exceptions selon ses détracteurs9. En un mot, en France comme aux États-Unis, les débats en cours semblent ouvrir la porte du filtrage des contenus comme des protocoles par les opérateurs. Ainsi, pour résumer sa ligne de défense, Nathalie Kosciusko-Morizet eut ce mot révélateur : « la neutralité de l’Internet est un principe plutôt qu’un credo »10. La messe semble être dite.

Le débat sur la neutralité des réseaux est à la fois technique et abstrait. Il n’évoque pas grand-chose aux utilisateurs tant qu’ils n’en perçoivent pas les conséquences en terme d’usages. Or, c’est justement ce que permet, selon le journaliste Fabrice Epelboin, le rachat de Deezer par l’opérateur Orange. Cette entreprise qui propose un service d’écoute de musique en streaming, voit en effet désormais son offre intégrée au sein de forfaits téléphoniques spéciaux et donc plus chers : si ceux-ci limitent la quantité de données que peut échanger un abonné, dans les forfatis « Deezer », la musique en streaming provenant de ce service n’est pas comptabilisée. Pour Epelboin, c’est une sorte de licence globale privatisée dont on voit ici l’émergence, et donc l’application à l’Internet classique n’est qu’une question de temps11.

Un avenir ouvert

Développement de la distribution payante de contenus au sein d’applications fermées, généralisation du filtrage de l’Internet au niveau des fournisseurs d’accès, menaces sur la neutralité du réseau, autant d’éléments d’une remise en cause très profonde de la structure de l’Internet unifié que nous connaissons aujourd’hui et qui permettent à The Economist de prédire son éclatement en plusieurs réseaux, cloisonnés, sous contrôle et de moins en moins interopérables12.

L’ensemble de ces analyses, accumulées en si peu de temps semblent confirmer l’hypothèse qu’Internet serait en train de vivre un nouveau tournant de son histoire, qu’il faut interpréter comme une sorte de normalisation, de retour à la situation précédente et de fin de l’utopie. Hypothèses séduisante, mais qu’il faut relativiser en la resituant dans la continuité historique ; car contrairement à ce qu’on pourrait croire, le débat n’est pas nouveau. Il est même rejoué à chaque évolution importante : l’ouverture d’un réseau jusqu’alors essentiellement académique au grand public via l’interconnexion avec AOL par exemple, puis l’explosion de l’Internet commercial à partir de 1995, puis les grandes manœuvres des « media borg » autour de 2000 sur le thème de la convergence numérique furent à chaque fois analysées comme la fin probable d’une utopie politique et son absorption dans la normalité marchande d’une société de consommation sous contrôle du « big business ». A contrario, le développement de Usenet et des BBS, l’efflorescence des sites web, l’explosion du web 2.0 furent interprétés comme autant de symptômes d’une vivacité de cet idéal politique d’autonomie et de liberté.

Tout se passe donc comme si les tensions dont nous sommes témoins aujourd’hui témoignaient d’une structure récurrente de développement historique de l’Internet, construite sur cette tension même. De cette récurrence on ne peut déduire de futur certain pour le Réseau, ni d’un côté, ni de l’autre. Peut-être faut-il au rebours en déduire une incertitude consubstantielle à cette histoire : la normalisation définitive que les pessimistes annoncent régulièrement n’a pas eu lieu jusqu’à présent. Mais la révolution globale et le basculement généralisé vers une démocratie renouvelée par Internet que d’autres prédisent depuis longtemps n’est toujours pas visible. Sans doute est-ce parce qu’en la matière, rien n’est inéluctable, contrairement à ce que disent les uns et les autres. Le futur de l’Internet est ouvert et c’est à nous d’en décider.

Billet initialement publié sur Homo numericus

Image CC Flickr syder.ross et heatherhoesly

  1. Cavazza, Fred. Web Squared, transition vers le web 3.0 ou nouveau paradigme ? FredCavazza.net, 24 juillet 2009. []
  2. Anderson, Chris. The web is dead. Long live the Internet, Wired, 17 août 2010. []
  3. Hirschorn, Michael. Closing the digital frontier. The Atlantic, 1er juillet 2010.  []
  4. Perez, Sarah. “Apple relaxes restrictions on mobile app development.” ReadWriteWeb, 9 septembre 2010. []
  5. Leloup, Damien. L’Australie s’apprête à filtrer Internet, Lemonde.fr, 1er février 2009. []
  6. Auffray, Christophe. Loppsi 2 : le Sénat confirme le rôle de l’autorité administrative dans le filtrage Web. Zdnet, 9 septembre 2010 []
  7. Ebelpoin, Fabrice. Filtrer l’internet : le projet secret de l’industrie de la culture révélé au grand jour ReadWriteWeb France, 9 septembre 2010. []
  8. Fradin, Andréa. « Dans ce rapport, ce qui saute aux yeux, c’est l’incompétence ». Écrans, 13 août 2010. []
  9. Pépin, Guénael. Neutralité du net : la proposition de Google et Verizon serait pensée pour « les grandes corporations ». Zdnet, 10 août 2010. []
  10. Kosciusko-Morizet, Nathalie. La neutralité du Net est un principe plutôt qu’un credo. Eco89, 14 août 2010. []
  11. Epelboin, Fabrice. Orange donne un aperçu de l’internet sans neutralité du net. ReadWriteWeb France, 26 août 2010. []
  12. The future of the internet : a virtual counter-revolution. The Economist, 2 septembre 2010. []

Laisser un commentaire

Derniers articles publiés