Des codeurs sur les bancs de l’Assemblée nationale ?

Le 8 octobre 2010

Rebondissant sur le billet du développeur et blogueur Clay Johnson qui souhaite que les développeurs investissent le Congrès, nous avons demandé leur point de vue à des acteurs français du web et de la politique.

Récemment le développeur et blogueur Clay Johnson a proposé de mettre des codeurs au Congrès, arguments à l’appui. En France aussi sa proposition trouve un écho, puisqu’à notre connaissance, seul Yves Cochet est classé comme informaticien à l’Assemblée nationale ; curieusement, on a du mal à l’imaginer codant régulièrement, en vrai geek ; si on élargit aux ingénieurs, on tombe sur le mirobolant chiffre de vingt, sachant que leur domaine d’application n’est pas forcément lié au numérique (tableau ci-dessous). Que le niveau de connaissance des députés en la matière soit loin d’être satisfaisant ne fait pas de doutes pour les acteurs du web français et même de la politique interrogés  (Cf. ce mémorable micro-trottoir de Bakchich sur le peer-to-peer). De là à régler ça en envoyant des codeurs sur les bancs, c’est un peu plus complexe et amène à  dépasser le cadre de la simple Assemblée.

Les députés par catégorie socio-professionnelle

Benoit Boissinot, membre du collectif Regards citoyens, se dit “plutôt d’accord avec Clay Johnson mais cela ne se limite pas à la politique : on manque d’informaticiens aux postes de décision qui aient la connaissance des outils et de leurs possibilités pour prendre les décisions optimales et améliorer le fonctionnement. À Regards citoyens, nous voyons bien les lacunes à l’Assemblée nationale.” De fait, on ira plutôt voir leur plate-forme NosDeputes.fr pour se renseigner sur l’activité des députés que sur le site de l’Assemblée nationale. Dans ce contexte de demande de transparence et de responsabilisation (accountability), on peut comprendre que la vénérable institution n’ait pas trop intérêt à s’ouvrir aux développeurs.

Tristan Nitot, président de la fondation Mozilla Europe, juge les arguments de Clay Johnson un peu “tirés par les cheveux, sa solution n’est pas réaliste, mais dans le fond il soulève un vrai problème : la technologie numérique change énormément de chose dans la communication des institutions et dans l’économie. Or il y a très peu de natifs du numérique aux commandes politiques. Ce ne serait pas grave s’ils n’étaient amenés à légiférer et être confrontés au lobbying.”

Un point de vue que rejoint Bernard Benhamou, délégué aux usages de l’Internet, pour qui les technologies influencent ou vont influencer toute l’économie : elles sont une problématique transversale dont l’enjeu est énorme, créer un secteur européen dans le domaine des services. “Faire rentrer des développeurs dans une assemblée serait une rustine, il faut irriguer tout le politique, en intégrant les spécialistes et en améliorant la culture des élus.” Et aux politiques d’impulser la suite, en particulier au niveau de l’UE. Irriguer le politique, “Il faudra des années, vingt ans, le temps que la classe politique change, soupire Tristan Nitot. Là, on a déjà Nathalie Kosciuzco-Morizet qui est jeune, avec un profil d’ingénieur.

Le texte de Clay Johnson et la réponse d’Andrea Di Maio pose aussi de manière générale la question du rôle des experts : suffit-il d’être bien entouré pour juger en connaissance de cause ? “Des conseillers techniques peuvent se montrer très compétents, estime Tristan Nitot, celui de Jean-Paul Huchon a une bonne influence par exemple. Mais être conseillé, c’est une expérience de seconde main, c’est différent d’une compréhension intégrée.

Ce ne sont pas des développeurs qu’il faut, mais des gens qui comprennent le code et savent ce que c’est. C’est assez différent,

estime Jean-Michel Planche, président-fondateur de Witbe, éditeur de logiciels. Réapprendre à mettre le nez sous le capot, à l’heure où les technologies s’effacent de plus en plus, avec comme emblème actuel l’iPad.

Comment ça marche ?

Député d’Eure-et-Loir, secrétaire nationale UMP en charge Médias et Numérique, Laure de la Raudière ne rejoint pas non plus Clay Johnson : “Le métier n’est pas forcément ce qui compte le plus, en revanche, il faut que les politiques s’investissent de plus en plus sur le sujet du numérique, car les enjeux économiques et de société liés au numérique sont majeurs.” Si de par sa formation d’ingénieur Télécom, elle s’y est intéressée plus spontanément et qu’elle y voit un atout pour mieux comprendre, Laure de la Raudière souligne que la connaissance profonde des dossiers passe par des auditions des grands acteurs –opérateurs et fournisseurs de contenus-, d’entrepreneurs du web que d’experts ou de représentants de la société civile -associations comme le GESTE, la Quadrature du Net, UFC-Que choisir, etc-, complétées de lectures personnelles. Elle estime que les connaissances techniques peuvent s’acquérir et qu’en recoupant ses informations, il est possible d’arriver à déterminer quelle position sert le plus l’intérêt général (Cf. la Hadopi, Loppsi…, ndlr). Tout en expliquant, ce qui peut sembler contradictoire, que si les ingénieurs sont si peu présents en politique, c’est que le politique doit en priorité “convaincre, de vendre ses idées”, alors que le raisonnement de l’ingénieur consiste plutôt à “améliorer un process, à être toujours dans le doute.” (sic)

La député pointe également que le nombre de parlementaires spécialistes du domaine de l’industrie, aussi primordial pour l’économie, ne dépasse pas non plus la poignée. Et selon elle de plus en plus de députés s’intéressent au numérique, sujet qui occupe davantage l’actualité politique depuis 2007. Mais de reconnaître qu’elle aimerait qu’il y en ait davantage qui s’investissent et qu’il existe “une marche technique haute à franchir avec ce sujet, et que l’évolution rapide de la technologie oblige à mettre constamment à jour ses savoirs.” On en déduira ce que l’on veut…

Le code informatique est aussi régulateur

Si Benoit Boissinot estime que l’Assemblé nationale devrait, de façon générale, s’ouvrir plus à d’autres professions, car son mode de recrutement manque de diversité, on est en droit de distinguer des degrés d’importance, tant les développeurs ont une influence croissante sur la société. Boucher et codeur, pas même combat. Dans son livre Les Trois écritures, l’historienne Clarisse Herrenschmidt inscrit le code comme troisième grande écriture de l’humanité, après le langage et le nombre.

On en vient aussi inévitablement à évoquer le célèbre “Le code fait la loi” (“Code is law”) de Lawrence Lessig, écrit en 2000 mais plus que jamais d’actualité. Pour ceux qui ne le connaissent pas, voici un résumé : nous sommes à l’âge du cyberspace, où s’opère désormais une partie de la régulation.

Ce régulateur, c’est le code : le logiciel et le matériel qui font du cyberespace ce qu’il est

posait l’auteur. Avec ce que cela implique en termes de libertés. Si l’architecture du Net est initialement caractérisée par l’irrégulabilité, cela n’est pas garanti. Et de fait, il observait déjà une évolution dans le sens du contrôle, “sans mandat du gouvernement“. Par exemple, “le fait que l’architecture de certification qui se construit respecte ou non la vie privée dépend des choix de ceux qui codent. Leurs choix dépendent des incitations qu’ils reçoivent. S’il n’existe aucune incitation à protéger la vie privée – si la demande n’existe pas sur le marché, et que la loi est muette – alors le code ne le fera pas.” Le code est donc porteur de valeurs et il s’agit pour les citoyens de rester vigilants dessus. Ou pas. Lawrence Lessig a bien sûr fait son choix :

Nous devrions examiner l’architecture du cyberespace de la même manière que nous examinons le fonctionnement de nos institutions.

Si, comme le rapporte Luke Fretwell, “Howard Dierking, chargé de programmation chez Microsoft, dans  Engineering Good Government suggère que ceux qui ont conçu la Constitution étaient en fait les premiers programmeurs patriotes de la nation américaine“, les programmeurs sont donc en quelque sorte de nouveaux constitutionnalistes.

Dès lors, peser politiquement au sens général du terme ne passe pas forcément par faire de la politique comme on l’entend traditionnellement.Je ne fais pas de politique, explique ainsi Tristan Nitot, faire du code, c’est déjà travailler pour avoir de l’influence et du pouvoir. Je préfère cette façon d’agir. À la fondation, nous diffusons du code incarnant nos valeurs.” Qui de fait, ne sont pas celle de Microsoft et de son Explorer…

Et cela implique donc de surveiller l’architecture du cyberspace. Là encore, faut-il connaître le code ? Bernard Benhamou propose trois pistes, former le régulateur, avoir une vraie réflexion sur l’impact des technologies et éduquer les citoyens. De là à ce que tout le monde apprenne à coder, il ne va pas jusque-là. Il constate que les choses s’améliorent : “Il y a dix ans, lorsque j’enseignais à l’ENA et que je disais que l’Internet allait devenir politique, les gens riaient : ‘on ne va pas s’occuper de cela, nous traitons de choses sérieuses.’ J’ai vu le changement depuis.” Ouf, on a eu peur. Nos élites se sont débouchés le nez.

Le dernier Mac, il roxe grave, j'ai des promos mais chut, ça reste entre nous.

S’inspirer de la mentalité hacker

La similitude entre les deux codes serait plus évidente pour un informaticien : “La loi modifie le code, cela nous semble plus évident et dans les deux cas il faut se montrer logique et cohérent” explique Benoit Boissinot. Après, on peut aussi arguer qu’il y a du code propre et sale dans les deux cas… Détaillant le fonctionnement de l’activité du député, il fait plus précisément le lien avec l’open source. Si code is law, l’inverse est aussi vrai, law is code donc elle se hacke également, au sens premier du terme, “bidouiller” :  “Il y a deux types de projets de loi : ceux déposés pour montrer que l’on est actif, qui ne sont pas destinés à passer et sont mal écrits. Et les lois qui modifient vraiment les codes. Comme dans l’open source, il est possible d’apporter des modifications, des patches. Fondamentalement, c’est très geek comme fonctionnement. Mais c’est spécifique à la France.” Jérémie Zimmermann, le porte-parole de La Quadrature du Net, souligne aussi cet aspect : “Plus que de programmeur, je parlerais de hacker, au sens de bidouilleur passionné qui font en sorte d’arranger les choses.

S’il voit aussi un atout à la mentalité des programmeurs, c’est leur capacité à naviguer dans ses systèmes complexes, “comme la finance ou les lois, qui sont de plus en plus compliqués, pour les découper en bout et les réparer.” Il souligne aussi que les hackers savent utiliser l’Internet pour coopérer à l’échelle mondiale, en particulier les développeurs de logiciels libres : ils vivent par l’entraide et le partage. Une mentalité qui ferait du bien à notre système malade de compétition. Mais est-ce réaliste de vouloir l’implémenter dans le système politique actuel ?… En même temps, par des chemins de traverse, sans demander la permission, La Quadrature du Net et autres Regards citoyens l’introduise.

Sur l’aptitude supposée des développeurs à écrire des lois avec rigueur, le point de vue de Clay Johnson, il faut le pondérer en prenant en compte les différences avec le système législatif américain nous a indiqué Benoit Boissinot. En effet, aux États-Unis les textes laissent une place beaucoup plus importante à la jurisprudence et sont plus longs alors que chez nous les possibilités d’interprétation sont plus réduite. Du coup, l’argument de concevoir des textes plus efficaces possède une portée moins grande. En même temps, quand on regarde le flou juridique de la Hadopi…

Les développeurs de bons communicants, lol

Un argument qui laisse en revanche plus dubitatif, c’est celui de la capacité des développeurs à bien communiquer. Il rejoint en cela Andrea Di Maio, qui indiquait sans ambages : “C’est assez risible. Les bons programmeurs sont souvent timide, centrés sur eux-mêmes, geeky.” Benoit Boissinot se montre pondéré : “C’est variable, certains programmeurs rock stars font très bien passer leur message.” Et de citer dans les bons communicants, “Julian Assange -même si il n’est plus un développeur, c’était un hacker dans sa jeunesse-, Chris Messina -maintenant évangéliste chez Google-, Brian Fitzpatrick et Ben Collins-Sussman, qui même s’ils ne sont pas liés à la politique, font des présentations chouettes, comme ‘How Open Source Projects Survive Poisonous People’, Appelbaum (projet Tor, et WikiLeaks) et en France, Jérémie Zimmerman se débrouille plutôt bien maintenant.” Mais il ne montre pas la même foi dans les capacités de communicant des dév que Clay Johnson : “Les développeurs communiquent plus sur leur passion, d’une façon qui n’est pas forcément intelligible pour le reste de la population.

Tristan Nitot abonde dans ce sens : “Nous avons beaucoup de bons développeurs chez Mozilla mais je ne pense pas que leur capacité à parler en public soit la première de leurs qualités.

Quel candidat ?

Luke Fretwell, dans un billet éloquemment intitulé “How developers can win Congress“, donne ses conseils pour que les candidatures de développeurs au Congrès ne se terminent pas en 404. Il suggère de trouver des leaders. En France, qui pourrait endosser ce costume ? Benoit Boissinot pense à des personnes “impliquées dans des associations, au courant des problématiques législatives : Regards Citoyens, l’April, La Quadrature du Net.”

Tristan Nitot bute d’abord sur la question : “C’est difficile d’être un bon développeur et un bon communiquant.” Finalement, Jean-Michel Planche, Jérémie Zimmermann et Benjamin Bayart “qui ont complètement intégré la dimension sociale de l’impact des logiciels” semblent être ces oiseaux rares. Et lui, il ne serait pas tenté ? Refus poli et argumenté, et ce n’est pas la première fois, pour les raisons expliquées plus haut. Mais il est bien conscient que le politique reste un levier central, sans avoir de solution miracle pour infléchir la donne.

Laure de la Raudière voit bien “un profil de dirigeant de PME innovante sur le web, qui a réussit, et qui aurait à cÅ“ur de défendre l’innovation”, sans citer de nom. Ce qui, quoi qu’en disent les zélateurs de la Silicon Valley, se trouve dans nos contrées.

Jérémie Zimmermann, souvent cité comme potentiel prétendant, a autant envie que Tristan de se présenter. Il évoque François Pellegrini, “un brillant chercheur, qui s’est battu sous Rocard pour contre les brevets” ainsi que Philippe Aigrin, à la fois développeur, entrepreneur et “philosophe politique.” Dans l’absolu, un développeur qui aurait su mener à terme un logiciel libre pourrait candidater : “Il faut avoir l’idée, la réaliser, être jugé par ses pairs.” Bref un bon préambule au parcours du combattant de la députation (en principe, si l’on n’envisage pas l’option godillot).

À lire aussi :

Just hack it, compte-rendu de la conférence de Jérémie Zimmerman et Benjamin Ooghe-Tabanou lors de Pas sages en Seine.

Le site de Regards citoyens ; La Quadrature du Net ; L’April ;

Clarisse Herrenschmidt, LES TROIS ÉCRITURES. Langue, nombre, code. Collection Bibliothèque des Sciences humaines, Gallimard, 29,00 euros.

Images CC Flickr yoyolabellut, Jonathan Assink et Ma Gali

Téléchargez le poster d’Elliot Lepers (CC)

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