L’influence de Mandelbrot dans la finance

Benoit Mandelbrot est mort la semaine dernière. Il est connu pour ses travaux sur les fractales mais leur impact sur le monde des finances l'est moins.

Titre original : Benoît Mandelbrot et l’histoire de la finance

Benoit Mandelbrot est mort, à l’âge de 85 ans. Il appartiendra à des mathématiciens d’expliquer les apports de cet immense personnage, l’un des plus importants de la seconde moitié du 20ième siècle. Les mathématiques de Mandelbrot ont touché à des domaines très différents, dont la finance et l’économie. C’est à sa place dans l’histoire de la finance qu’est consacré ce post. Attention, post long.

Un beau jour de mars 1900, Louis Bachelier, un mathématicien de tout juste trente ans soutenait sa thèse. Son directeur était l’un des plus grands mathématiciens de son époque, Henri Poincaré. Témoignant de la confiance qu’il avait dans son étudiant, il lui avait confié la résolution de l’un des problèmes les plus épineux des mathématiques de son temps : le mouvement Brownien.

La marche de l’ivrogne

Lorsqu’on observe des grains de pollen au microscope, on constate que ceux-ci ne sont pas immobiles, mais évoluent de manière erratique. Assez vite, les scientifiques se sont rendus compte que ce mouvement devait s’expliquer par le choc contre les grains de pollen d’une myriade de molécules d’eau dans lesquelles elles se trouvaient. Ce qui posait un redoutable problème : comment des minuscules molécules d’eau, bien plus petites qu’un grain de pollen, pouvaient-elles provoquer le mouvement d’un objet proportionnellement aussi gros ? L’explication devait être de nature statistique : si le contact d’une seule molécule d’eau ne peut rien, c’est le mouvement désordonné de l’ensemble des molécules d’eau contre le grain de pollen qui devait produire ce mouvement.

Mais il n’existait aucun outil mathématique permettant d’en rendre compte. C’est que le problème posé à Bachelier est redoutable : il s’agit d’étudier ensemble le mouvement de la particule, observable, et celui de millions de molécules d’eau, que l’on ne peut pas observer. Bachelier s’en sortit à l’aide de l’idée suivante : Il y a un temps mesurable entre chaque mouvement observé du grain de pollen, et entretemps, les molécules d’eau ont changé de direction. Ce qui permet de lier le mouvement de la particule et des molécules est le théorème central-limite : au bout du compte, chaque mouvement est indépendant du précédent. On parle pour décrire cela de marche aléatoire.

La marche aléatoire, parfois surnommée marche de l’ivrogne (imaginez un ivrogne cherchant à rentrer chez lui : il va dans une direction, puis une autre, se cogne dans un mur, etc..) vous l’observez quotidiennement. Lorsque vous mettez du lait dans une tasse de café, celui-ci se mélange selon ce mécanisme. La fumée de cigarette qui se dissipe dans l’atmosphère suit le même mouvement; vous ne verrez jamais deux fois le même, mais au bout du compte, le résultat final est toujours identique : la fumée se dissipe dans l’air. La démonstration de ce mécanisme est l’un des papiers les plus cités de la physique; ce papier avec d’autres a valu à son auteur un prix Nobel.

La “théorie de la spéculation” de Bachelier

Sauf que ce papier n’a pas été écrit par Bachelier, mais par Albert Einstein, 5 ans après la soutenance de thèse de Bachelier. En lisant les 70 pages de démonstrations de Bachelier, Poincaré s’est probablement demandé s’il s’agissait d’une plaisanterie. Intitulée “théorie de la spéculation”, elle ne comprenait aucune référence au mouvement des particules. Elle évoquait un objet qui n’intéressait pas grand monde, le marché boursier. C’est qu’à l’époque, la finance ne semblait être qu’un petit appendice sans intérêt du capitalisme, une affaire sans grande importance, tenue par une petite communauté de courtiers se connaissant tous entre eux et s’échangeant des tuyaux – une sorte de version à peine plus sérieuse des courses de chevaux. 180 ans après que Newton ait déclaré, dépité, suite à sa ruine sur le marché des titres, “qu’il pouvait prévoir le mouvement des astres, mais pas la folie des hommes”, Bachelier s’était plongé dans cette folie. Et il en avait retiré le modèle suivant.

Le cours de bourse d’une société peut être assimilé à une particule, dont le mouvement est déterminé par les millions d’achats et de ventes d’influence individuelle microscopique de l’ensemble des acheteurs. Les acheteurs ne se connaissent pas, et une fois que leur mouvement collectif a provoqué une fluctuation des cours, le cours “perd la mémoire” : il peut évoluer indifféremment à la hausse ou à la baisse. Comme il y a de très nombreux acheteurs et vendeurs, il est possible d’appliquer le théorème central-limite, et les différents mouvements suivent une courbe de Gauss, la loi normale.

Personne ne sait exactement ce qui s’est produit durant cette soutenance. Pour certains, Bachelier a eu tort de ne pas respecter la volonté d’un Poincaré qui n’était pas particulièrement commode. Par ailleurs, Bachelier aurait été très confus pendant sa soutenance, ne faisant à aucun moment le lien entre son travail et le mouvement brownien. D’autres constatent qu’il y avait quelques erreurs dans le travail de Bachelier, que sa thèse ne pouvait pas mériter mieux; et que Poincaré n’aimait guère l’idée d’appliquer les mathématiques à quelque chose d’aussi erratique que le comportement humain. Toujours est-il que la thèse de Bachelier n’obtint que la mention honorable, et pas le “très honorable” qui lui aurait permis de décrocher un poste de professeur; que son travail, après publication aux presses de l’ENS, tomba dans l’oubli, jusqu’à ce qu’Einstein refasse la démonstration en 1905, devenant pour la postérité celui qui avait résolu le mouvement brownien. Et l’idée qu’il était possible d’appliquer le raisonnement mathématique aux fluctuations boursières tomba dans l’oubli.

L’idée pourtant refit son apparition plus de 50 ans plus tard, grâce à Paul Samuelson. Celui-ci s’était intéressé, entre autres, aux fluctuations boursières. Pour lui, celles-ci étaient déterminées par l’impact d’informations sur les titres reçues par différents types d’investisseurs. Le comportement de ces investisseurs pouvait conduire les cours à des fluctuations absurdes, des contagions, des paniques. Dans ces moments, les cours boursiers ne reflétaient que cet état mental.

Mais que se passait-il en dehors de ces phases bien particulières ? Surtout, comment savoir si les cours évoluaient de façon “normale” en fonction de l’information disponible, ou d’autres facteurs ? des économistes s’intéressaient au problème, en particulier Houthakker, essayant de donner un sens aux séries de cours boursiers à l’aide d’outils statistiques. L’un d’entre eux, J. Savage, envoya un jour à une dizaine de ses collègues (dont Samuelson) une série de quizz qu’il avait trouvée dans un ouvrage écrit par Bachelier en 1910, “le jeu, la chance, le hasard”.

Intrigué, Samuelson alla fouiner à la bibliothèque du MIT, n’y trouva pas le livre en question, mais quelque chose de beaucoup plus utile : la thèse de Bachelier, qui fut une révélation. Il disposait enfin d’un outil, la marche au hasard, permettant de comprendre l’évolution des cours boursiers. Samuelson corrigea le papier de quelques bizarreries (comme le fait que dans le modèle de Bachelier, il pouvait y avoir des prix négatifs), puis d’autres économistes travaillèrent sur cette base, pour construire un modèle décrivant l’évolution du cours d’un titre comme une marche au hasard autour du rendement moyen du marché boursier dans son ensemble.

Une remise en cause du talent des courtiers

On peut difficilement minimiser l’impact de cette découverte. Auparavant, on considérait que la bourse était affaire de talent, de courtiers plus ou moins compétents, qui soit parvenaient à anticiper les fluctuations des cours grâce à l’étude des performances des entreprises individuelles, soit qui lisaient dans les évolutions passées des cours des schémas permettant de déterminer les cours futurs. La théorie de la marche aléatoire (et le modèle d’équilibre des actifs financiers, qui en découle) démolit totalement cette histoire.

Si vraiment les fluctuations des cours suivent une marche aléatoire, alors toute tentative pour prévoir les cours futurs à l’aide des informations passées est vouée à l’échec, et n’est pas meilleure qu’un chamane qui vous dirait quels titres acheter après avoir étudié attentivement des entrailles de poulet. Si les cours des actions fluctuent de façon aléatoire autour du rendement moyen du marché, alors, il est impossible en moyenne de “battre le marché”, c’est à dire de construire un portefeuille d’actifs “intelligent” qui fera mieux, et avec moins de risque, qu’un simple fonds constitué des valeurs qui composent l’indice boursier.

Certains gestionnaires de fonds peuvent être chanceux, d’autres pas; mais leur talent n’a rien à voir avec leur performance. Et si un gestionnaire de fonds a eu de bons résultats dans le passé, la marche au hasard indique que cela ne garantit en aucun cas qu’il pourra reproduire sa performance dans l’avenir, pas plus que le fait d’avoir gagné au loto témoigne d’un quelconque talent individuel de prévision.

Comme on peut s’en douter, les professionnels des marchés financiers de l’époque n’ont pas reçu très favorablement une approche théorique qui expliquait qu’ils ne servaient à rien, et que le “talent” qu’ils vendaient fort cher à leurs clients n’était que de la chance. Certains pourtant devaient essayer de mettre en pratique ces idées. On vit apparaître progressivement, dans les années 60, des fonds reproduisant passivement le marché. C’est à ce moment-là que Mandelbrot fit son entrée dans l’histoire de la finance.

Mandelbrot était un immigré juif polonais, arrivé en France en 1936, qui avait passé ses années de lycée à se dissimuler des nazis, avant d’intégrer l’école polytechnique. Au début des années 50, il s’était intéressé à un livre du linguiste George Zipf traitant de la distribution des mots. Prenez un texte, classez les mots par ordre décroissant d’utilisation, représentez le résultat graphiquement : vous constaterez que quelques mots sont extrêmement utilisés, d’autres beaucoup moins. La courbe que vous obtenez plonge très rapidement, puis s’aplatit pour décroître très lentement. Ce genre de distribution avait été découvert à la fin du 19ième siècle; Pareto avait ainsi constaté que la répartition des revenus et des patrimoines était de ce type, selon le principe du 80-20 : 80% des revenus totaux étaient touchés par les 20% les plus riches.

Des fractales dans les cours boursiers

Récemment installé aux USA, Mandelbrot s’intéressait donc à la répartition des revenus et des patrimoines, pour voir dans quelle mesure exacte elle suivait ce type de loi statistique (que l’on baptise Levy-stable, du nom du mathématicien français Paul Lévy, professeur de Mandelbrot et qui avait refusé un poste de prof à Bachelier : le monde est petit…). Houthakker, intéressé par ses travaux statistiques, l’avait donc invité à faire une présentation lors d’un de ses séminaires à Harvard en 1960.

Mandelbrot arriva au séminaire un peu en avance, se rendit dans la salle de cours, où il rencontra Houthakker. Au tableau, il y avait quelques graphiques du cours précédent, qui n’avaient pas été effacés. Etonné, Mandelbrot remarqua : “tiens, c’est pratique, vous avez déjà mis au tableau les graphiques de ma présentation”. Houthakker le regarda sans comprendre. Mandelbrot insista : “oui, ces graphiques au tableau : ils ont exactement la même forme que ceux que je vais utiliser pour ma présentation”. Houthakker comprenait encore moins. Ces graphiques n’avaient rien à voir avec la distribution des revenus : il s’agissait de l’historique des prix des contrats à terme sur le coton à la bourse de Chicago.

Mandelbrot venait de trouver un nouvel objet pour ses travaux : les cours boursiers. Il se lança aussitôt dans l’analyse, travaillant avec les économistes spécialisés dans la finance. Et commença une tournée des universités américaines pour y présenter sa découverte : les cours boursiers ne semblaient pas obéir à la marche au hasard et la courbe de Gauss, selon le modèle de Bachelier; ils semblaient obéir à une “loi puissance”. L’autre propriété qu’ils avaient était d’avoir une forme “fractale” (Mandelbrot allait définir le mot au début des années 70) : quelle que soit l’échelle de temps que vous utilisez pour suivre la courbe des fluctuations, elle présente la même allure.

A ce stade, j’imagine que la différence entre “marche au hasard et courbe de Gauss, loi puissance” n’est pas très évidente. Un exemple permettra de le clarifier. Imaginez que vous ayez 100 personnes adultes dans un bar, et que vous vous intéressiez à leur taille. Vous allez leur trouver une taille moyenne (par exemple, 1.70 m). Vous allez aussi constater que les tailles sont distribuées selon une courbe de Gauss, qu’on appelle aussi “courbe en cloche”. Cela signifie que les tailles sont assez regroupées autour de la taille moyenne. Il peut y avoir des grands et des petits, mais ils ne sont pas immenses ni minuscules. Dans une courbe de Gauss, 95% des gens se trouvent dans un intervalle centré sur la moyenne, et de rayon deux fois l’écart-type (l’écart moyen à la moyenne). Dans l’exemple, si vous trouvez que l’écart-type de taille est de 10cm, vous constaterez que 95% des clients du bar ont une taille comprise entre 1.5 et 1.9 m.

Autre caractéristique de cette distribution : supposez que l’homme le plus grand du monde entre dans ce bar. Si l’on en croit le livre des records, il mesure 2.46 mètres. Que devient alors la taille moyenne des clients du bar? Elle va légèrement augmenter suite à l’entrée de cet homme extrême. Mais pas de beaucoup : si vous calculez, elle va augmenter de 7.5 mm, même pas un centimètre. même l’homme le plus grand jamais mesuré (2.72m) ne ferait monter la taille moyenne que d’un centimètre à peine. C’est une autre caractéristique des distributions gaussiennes : les extrêmes n’ont pas beaucoup d’importance.

Maintenant, supposons que nous nous intéressions au revenu annuel des clients de ce bar. On constate qu’ils ont un revenu moyen de 25 000 euros annuels (ce qui correspond en gros au revenu moyen des français). Et supposons que Liliane Bettencourt vienne boire un verre dans ce bar. Avec son patrimoine de 15 milliards d’euros, Liliane Bettencourt gagne environ 600 millions d’euros par an. Son entrée dans le bar ferait donc passer le revenu moyen des clients à environ 6 millions d’euros annuels! Comme vous le voyez, cette moyenne ne signifie plus rien : personne dans le bar, de près ou de loin, ne touche un tel revenu. Il n’y a que des gens qui touchent beaucoup moins, et une personne qui touche 100 fois plus. C’est la caractéristique d’une distribution suivant une loi puissance : les extrêmes ont un impact considérable.

Lorsqu’on a compris ce qu’est une loi puissance, on la voit partout, souvent dans les activités humaines. Prenez le répertoire de votre mobile : il est probable que vous passez plus de 80% de vos appels à une très faible fraction de vos contacts. Ou le coût des tremblements de terre : il y en a des milliers chaque année, et une toute petite fraction d’entre eux concentre la quasi-totalité des victimes et destructions qu’ils causent. Ou la distribution des revenus et des patrimoines. Ce que constatait Mandelbrot, c’est que les fluctuations des cours boursiers suivaient aussi une telle distribution.

Ce qui a la conséquence suivante. Si comme le considère le modèle de la marche au hasard, les cours boursiers suivent une loi normale, alors, on doit observer des fluctuations autour du cours moyen qui ne changent pas beaucoup. Si par exemple le cours d’une action fluctue en moyenne de 2% par jour, avec un écart-type de 1%, 95% des fluctuations quotidiennes se trouveront entre 0 et 4%. Une fluctuation extrême (+100% dans une journée) ne peut pour ainsi dire jamais se produire (une fois toutes les 100 milliards d’années, par exemple). Si par contre son cours suit une loi puissance, de tels évènements extrêmes se produiront certes rarement, mais peuvent se produire beaucoup plus souvent que ne le prévoit le modèle de la loi normale. Les cours boursiers seront alors surdéterminés par des évènements très rares.

Mais il y a pire. Dans certaines configurations, une loi puissance peut présenter une variance infinie. Or la variance des fluctuations des cours était au centre du modèle de la finance qu’établissaient les économistes, mesurant la “volatilité” des cours. Prise à la lettre, l’idée de Mandelbrot signifiait que l’essentiel des travaux statistiques que les économistes étaient en train de mettre en Å“uvre pouvaient être jetés à la poubelle, ou du moins, allaient présenter de sérieuses défaillances. L’évaluation du risque et du rendements des actifs financiers (les fameux alpha et beta) était beaucoup moins fiable et utilisable que ne l’indiquaient les modèles.

Les travaux de Mandelbrot suscitèrent dans un premier temps un très grand intérêt parmi les chercheurs. Un étudiant de l’université de Chicago, en particulier, devait les considérer comme une révélation : Eugene Fama. Très impressionné par l’idée selon laquelle dans un marché des titres qui fonctionne bien, les fluctuations de cours boursiers étaient imprévisibles, il s’attacha à leur étude et devait formuler rigoureusement ce que l’on appelle l’hypothèse d’efficience des marchés, dont une version est le fait qu’il est impossible de battre le marché sans disposer d’informations dont les autres opérateurs ne disposent pas. L’évolution de Fama dans les années 70 est intéressante parce qu’elle correspond au mouvement suivi par les économistes. D’abord très intéressé par les idées de Mandelbrot, en étudiant les cours boursiers concrètement, il devait se ranger progressivement vers le modèle de la marche au hasard.

Les 60’s et 70’s, le retour du hasard

Les économistes se sont rangés à la marche au hasard dans les années 60-70 pour deux raisons. Premièrement, cette théorie permettait des avancées rapides – théorie du portefeuille, modèle de Black-Scholes – qui au fur et à mesure se diffusaient du monde universitaire vers celui des praticiens de la finance.

Écouter Mandelbrot impliquait de laisser tomber une bonne partie de ces avancées, sans savoir par quoi les remplacer (les mathématiques nécessaires n’étant pas disponibles, ou donnant lieu à des applications très limitées). Avant de tout abandonner, il fallait vérifier si effectivement, ces outils étaient à côté de la plaque. Or, comme devait le constater Fama, la théorie de l’efficience des marchés et la marche au hasard pouvaient faire l’objet de tests empiriques; et au fur et à mesure, ces tests empiriques confirmaient l’idée de marche au hasard et de fluctuations suivant la loi normale.

A l’inverse, les prédictions des modèles inspirés de Mandelbrot n’étaient que difficilement testables. Au bout de quelques années, le rapprochement entre Mandelbrot et les économistes devait prendre fin, d’un commun accord. Pour les économistes, parce que le modèle de la marche au hasard gaussienne donnait des résultats; pour Mandelbrot, parce qu’il avait tendance à aller de sujet en sujet, sans se focaliser sur un seul. Il allait consacrer les années 70 à travailler sur les fractales, et la finance cessa d’être son objet d’étude principal.

Le retour de Mandelbrot dans l’économie

Dans la seconde moitié des années 80, pourtant, les choses changèrent. Mandelbrot accéda à la célébrité dans la communauté des mathématiciens, et dans le grand public, grâce à son livre “the fractal geometry of nature” paru en 1982, puis à son rôle décrit dans le best-seller “chaos” de James Gleick qui rendait les fractales et la théorie du chaos accessible au grand public. Surtout, un évènement devait bouleverser la théorie financière : le krach de 1987.

Depuis le début des années 80, l’hypothèse d’efficience des marchés était secouée dans le monde universitaire. Les validations empiriques sur lesquelles elle reposait semblaient ne s’appliquer qu’à une période particulière, et semblaient de moins en moins vraies. Larry Summers avait publié sa célèbre conférence intitulée “il y a des idiots : regardez autour de vous” critiquant les hypothèses d’acteurs rationnels, et montrant de façon flamboyante que les “validations empiriques” de la théorie de l’efficience des marchés correspondaient au fait d’aller au supermarché, de constater que le prix d’un flacon d’un demi-litre de ketchup était en gros égal à celui de deux flacons d’un quart de litre, pour en déduire que “le marché du ketchup était efficient”.

Le krach de 1987 devait précipiter la critique des modèles financiers assis sur la marche au hasard : selon ce modèle pris à la lettre, cet évènement extrême n’avait pour ainsi dire aucune chance de se produire. En réalité, il y a beaucoup trop d’évènements extrêmes dans les fluctuations des cours, et ceux-ci ont beaucoup trop d’impact, pour conserver en l’état l’idée que les fluctuations des cours suivent une loi normale.

Aucune nouvelle information particulière ne pouvait justifier la plongée des cours de 1987. Fisher Black, qui avait quitté le monde universitaire pour travailler chez Goldman Sachs en 1984, avait déclaré que “les marchés semblent beaucoup plus efficients depuis un bureau d’université que dans un bureau à Wall Street”. Fama lui-même est revenu à ses origines, et à une perspective beaucoup plus proche de celle de Mandelbrot des fluctuations financières.

Les temps étaient mûrs pour retravailler. A partir des années 90, la théorie de la finance devait donner lieu à de nombreux travaux visant à enrichir le modèle standard pour le rapprocher d’une perspective plus réaliste; vous trouverez quelques exemples de ces évolutions ici. Il y a d’ailleurs là un paradoxe. L’époque où les universitaires développaient des modèles montrant les limites de la théorie standard de la finance (marche au hasard, Merton-Scholes) a été celle dans laquelle cette même théorie standard a fait son entrée dans le monde professionnel de la finance, avec un rôle de plus en plus important des “quants”, ces mathématiciens de haut vol chargés de faire de l’ingéniérie financière à l’aide de modèles sophistiqués pour des banques ou des hedge funds.

L’un des exemples fameux de cette entrée des quants dans la finance restera le fonds LTCM, dont les succès comme les échecs traduisent les triomphes et la difficulté à intégrer les évènements rares de la finance issue du modèle de Black-Scholes. Il y aurait une merveilleuse étude, sociologique, économique, psychologique, à faire pour comprendre la façon dont les modèles de la finance sont utilisés par les institutions financières sans prendre suffisamment en compte leurs limitations, que pourtant tout le monde connaît. Certains le font, comme Paul Wilmott. Mais ils restent isolés. Trop de gens considèrent que l’on peut se contenter d’une analyse sur le thème “les financiers sont stupides et cupides (et de droite), ils croient leurs modèles supersophistiqués et après c’est nous qu’on paye” ce qui, vous en conviendrez, ne va pas très loin.

En 2004, Mandelbrot est revenu à la finance dans un livre célèbre, “the misbehaviour of markets“, traduit en français sous le titre “une analyse fractale des marchés“. Ses successeurs les plus nets sont probablement ceux que l’on appelle les éconophysiciens. Un peu comme Mandelbrot, ils appliquent des modèles mathématiques (inspirés le plus souvent de modèles utilisés en physique) aux données économiques et financières pour déterminer des manières plus satisfaisantes d’analyser celles-ci.

Pour l’essentiel, les éconophysiciens ne sont guère appréciés des économistes. il faut dire que la façon dont ils sont arrivés dans le domaine n’était guère diplomatique, et souvent très arrogante. Ils ont trop tendance à dire aux économistes “vos petits modèles mathématiques sont bons pour les enfants; vous allez voir ce que de vrais scientifiques savent faire”, et au passage, surestiment l’ampleur de leurs apports, et méconnaissent les connaissances accumulées par les économistes. En bref, ils se comportent un peu comme les économistes se comportent vis à vis des sociologues lorsqu’ils abordent leurs domaines. On peut espérer que ces deux tendances finissent par parvenir à dialoguer, comme l’a fait Mandelbrot avec les économistes en son temps.

Dans l’histoire de la finance, Mandelbrot a un statut particulier : il n’en a jamais véritablement été considéré comme un membre, sans être en dehors, et en servant d’inspirateur et d’aiguillon à des générations de chercheurs, de spécialistes et de praticiens. A cette place, pourtant, son influence est considérable, et ne fait que commencer.

>> Illustrations FlickR CC : SamikRC, Barabeke, Foxtongue,fd

>> Article initialement publié sur Éconoclaste

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