Newsosaures, une espèce (presque) éteinte

Le 16 février 2011

Le "newsosaure" qui vit dans l'encre et de vastes salles de rédaction est menacé. S'adapter ou disparaître, il n'échappera pas à la loi de Darwin.

Ce n’est pas un scoop, les journalistes ont tendance à déprimer en ce moment devant le clavier gris sale et l’écran blafard de leur ordinateur. Adieu reportages et longs voyages, notes de frais somptuaires, déjeuners et bouclage bien arrosés… C’est la crise coco ! On compte les crayons, il faut produire de la news en série sur “tous les écrans de votre vie” comme disait le visionnaire Jean-Marie Messier. Sans oublier de sortir le journal papier. Car ces bonnes vieilles rotatives tournent encore pour des lecteurs qui se font rares.

Les rangs sont également de plus en plus clairsemés dans les open spaces des salles de rédaction. Et ces crève la faim de pigistes sont désormais persona non grata. Alors on s’organise de manière Tayloriste en attendant l’heure des robots-journalistes. C’est le printemps, il fait beau dehors ? Ah bon. Dans les quotidiens parisiens on bronze au néon… Pas moyen de prendre le soleil au prétexte de faire un micro-trottoir ou de couvrir une manif (sait-on jamais le joli mois de Mai approche). “On pisse de la copie comme des poulets en batterie”, me disait récemment un confrère entre deux cachetons de Guronsan et de Tranxène. Mauvaise mine le confrère. Pas comme les gars de la télé… Mais enlevez leur le maquillage aux hommes troncs et aux super bimbos des chaînes d’info. Et vous verrez : c’est l’Enfer des Zombies cathodiques, comme dans un film de Romero !

La faute à qui tout ça ? “A la crise de la presse et à la concurrence des nouveaux médias numériques”, ont répondu en substance 115 confrères exerçant dans 27 pays européens dans le cadre d’une enquête menée par Burson-Marsteller. Tu parles d’une nouvelle. Et d’un échantillon représentatif…Quant au fait que ce sondage soit mené par une agence de relations publiques et bien on dira que c’est assez symptomatique…C’est vrai, la profession n’a jamais été très douée pour l’introspection et l’auto-analyse objective. C’est bien connu : les cordonniers sont toujours les plus mal chaussés. Mais bon regardons quand même de plus près les résultats de ce nouveau sondage Mediapocalyptique.

Plume en plastique dans plaie en carton

Alors voilà : 81 % des journalistes interrogés confirment “subir des restrictions budgétaires”.

Ah okay okay c’est pour cela qu’il n’y a plus que des Bic orange, pas de stabilo, et plus du tout de carnet de notes aux fournitures… Si ça continue on va devoir piquer des ramettes de papier A4 à l’assistante de direction. C’est ça ou les cahiers de nos mômes… Et mes abonnements à “FHM”, aux “Inrocks” et à “Sport illustrated” ils sont passés où ? Finito, Niente, Kaputt… Maintenant il faut tout justifier : une note de frais ? Avec qui ? Pourquoi ? Où ? Le secret professionnel, la protection des sources… Il ne connaît pas le mec de la compta. Résultat on ne peut plus déjeuner tranquille avec ses potes ou sa copine aux frais du journal. Dur, dur la crise. Un reportage à Las Vegas ou Tokyo ? “Mmmm pourquoi pas…c’est qui la boite qui t’invite ?”, demande benoîtement le rédacteur en chef. Oui c’est sûr, pas évident dans ces conditions de “porter la plume dans la plaie”, d’aller voir “derrière le miroir” comme disait l’autre. Mais bon à la guerre comme à la guerre : dites madame l’entreprise, on sera en business class au moins ? Il est 4 étoiles l’hôtel j’espère ?

28% des journalistes s’attendent à des réductions d’effectifs.

C’est sûr il ne fait pas un temps à mettre un journaleux dehors. C’est pourtant très tendance en ce moment. Un plan social par là, une clause de cession par ici, ou à défaut un licenciement économique sur mesure… Si même les grands quotidiens du soir sont menacés de dépôt de bilan faute de trouver 50 millions d’euros sous le paillasson, plus personne n’est à l’abri. Prenez mon pote Pedro (appelons le Pedro, il cherche du boulot). Une vingtaine d’années de carte de presse, dix ans dans un grand journal de la presse parisienne, un poste de rédac chef adjoint en presse magazine, c’est lui qui fait tourner la boutique pendant que son boss se la coule douce. Et puis un beau jour :

Dis donc Pedro tu veux venir dans mon bureau ? T’as vraiment fais du super boulot… mais là je ne vois pas bien ta place dans le futur organigramme rapport à la réorganisation du travail qui se prépare.

Exit mon poteau, sur le marché aux esclaves à 45 ans passés. Trop vieux, trop cher, trop grande gueule… trop consciencieux aussi dans son travail (la vérification à plusieurs sources, la déontologie tout ça quoi…) quand il faut pisser à la seconde de la News numérisée sur tous les écrans fixe et mobile sans se poser trop de questions. Bref, pas le genre de profil qui se vend bien en ce moment chez les forçats de l’info.

C’est sûr confirme l’enquête Burson Marsteller, 47 % des journalistes estiment qu’ils “ne peuvent plus se contenter d’être simple rédacteur”.

Fini de se la couler douce à écrire un papier aux petits oignons : 41 % des sondés confirment “être devenus des multi-spécialistes et écrire plus d’un sujet par jour”, 20 % se plaignent d’avoir moins de temps pour rédiger un article, moins de temps aussi pour explorer de nouveaux angles… Et 20 % toujours, regrettent de “devoir espacer leurs rendez-vous avec leurs sources”. Au final, 27 % des sondés estiment que “le contexte actuel nuit à la qualité de leur travail”

Bande de feignasses va ! Ce que cherchent les entreprises à produire de l’information (appelons les comme cela, ce ne sont plus des journaux), ce sont des “journalistes Shiva” (comme la divinité avec plein de bras), des mutants capables de tweeter une info en direct live, puis d’envoyer un “Exclusif” pour le site web du journal, avant de faire un “trois questions vidéo”, puis de rentrer dare-dare à la rédaction pour faire un bon papier à valeur ajoutée, avec du recul et de l’analyse dedans. Tu as enfin fini ? C’est reparti pour un tour ! A ce rythme, si tu as plus de 50 ans et que tu clopes encore, tu es bon pour un aller direct chez le cardiologue avant de passer sur le billard comme mon copain Boris (appelons le Boris il cherche peut-être encore du travail le maso). Cela tombe bien : il faut faire de la place aux djeun’s qui n’en veulent !

Blogs : la menace fantôme

Il faut dire que certains plumitifs “old school” ne se sont pas franchement mis à l’heure du grand chambardement digital, confirme le sondage Burson-Marsteller. “Pour 17 % des journalistes, les médias digitaux sont la plus grande menace qui pèsent sur les médias traditionnels”.

La pire des menaces ? “Les blogs” pour 27 % des journalistes interrogés (les cons, ils n’ont rien compris), les nouvelles technologies de recherche de l’info (Google is Evil !) pour 14 % des sondés, Facebook et Twitter pour respectivement 13 % et 10 %. Hé oh les gars réveillez vous ! Gutenberg est mort il y a bientôt 600 ans et la Loi de Moore est passée par là. L’info se dématérialise et circule sur le réseau à la vitesse de la lumière pour atterrir sur des millions d’iPhone et bientôt d’iPad. Exit les rotatives, les bouclages à pas d’heure, l’encre qui tâche les doigts et le crissement du journal à l’heure du café… C’est comme ça. D’ailleurs ça ne fait ni chaud ni froid aux jeunes confrères qui produisent de la copie online comme à l’usine. Cela tombe bien, ce sont eux qui ont le profil pour la “newsroom” digitale de demain.

Vous avez plus de 40 ans ? Vous n’êtes pas “plug and play” avec le nouveau système éditorial qui permet de mettre en ligne vos papiers sur tous les supports ? L’info en temps réel sur Twitter vous fait flipper et vous n’avez pas de blog ? Mauvaise(s) réponse(s) cher confrère : vous êtes le maillon faible ! C’est Darwinien : soit vous évoluez et vous vous adaptez à la grande mutation numérique, soit vous disparaissez avec les autres “Newsosaures” de la vieille presse.

Heureusement qu’il y a Burson-Marsteller pour vous guider sur le chemin des nouvelles espèces ! Filiale du géant de la Pub WPP, notre agence de RP prend très au sérieux son rôle “d’accompagnement” des journalistes déboussolés par le grand chambardement digital :

Dans ce contexte, les agences doivent être encore plus vigilantes pour fournir aux journalistes des infos sur mesure, des angles originaux et pertinents, ainsi que toujours plus de contenus multimédias et digitaux (…) Chez Burson-Marsteller nous mettrons tout en Å“uvre pour développer plus intensément notre partenariat avec les journalistes et les aider à répondre au mieux à cette nouvelle donne

peut-on lire en conclusion logique de l’enquête maison.

Pas bégueules et toujours prêts à faire plaisir, 93 % des journalistes interrogés déclarent que “leur” agence de RP “joue un rôle clé dans leur quotidien”, 47 % indiquent même avoir “intensifié leurs contacts avec les professionnels de la communication” et 18 % leurs témoignent “une confiance accrue”

Bizarre moi quand j’étais petit, on m’a appris au contraire qu’il fallait rester polis avec les pro de la com mais toujours garder respectueusement ses distances… Rien de personnel mais on ne fait pas le même métier. C’est ainsi depuis la nuit des temps journalistiques.

Avènement de l’homo numericus

Que penseraient nos amis Albert Londres et Hunter S. Thompson (des habitués de ce blog) de la tournure des évènements numériques dans les rédactions ? Que du mal bien sûr. Mais il parait que ces vieux cons appartiennent à une branche quasi-éteinte, car non rentable, de l’espèce journalistique. D’ailleurs au train où vont les choses, les derniers représentants de ce Rat Pack qui portait haut et fort les couleurs du récit et de reportage ne devraient pas survivre à l’avènement de l’homo numericus. C’est Darwinien puisqu’on vous le dit. En forçant à peine le trait, voilà ce que je lis ici ou là ces derniers temps chez mes jeunes confrères “digital native” qui ont tout compris au journalisme de demain et veulent du papier (passé) faire table rase :

Arrêtez de nous emmerder avec vos vieilles histoires, le lecteur veut de la “short news” et des “data” sur tous les écrans !…

Mais dites donc, le lecteur en question serait-il devenu totalement con, incapable de faire l’effort de lire plus de deux feuillets rapport à son “temps de cerveau disponible”?  Pour ma part, je pense au contraire que la presse est en train de mourir de son manque d’exigence, d’inventivité, de parti pris et de grain de folie journalistique ! Je l’ai déjà expliqué dans ce billet en forme de plaidoyer pour le journalisme de récit et dans cet hommage au gonzo-style de Doc Thompson. Bon il est vrai que j’agite un peu le chiffon rouge avec ce genre de pronunciamento nostalgico-réac non dépourvu de mauvaise foi ;-). Mais que voulez vous, j’ai horreur du conformisme ambiant et de l’eau tiède objectiviste dans lequel baigne aujourd’hui le business de l’info… le lecteur aussi je crois.

Une chose est sûre, avec mes quelques amis dinosaures rescapés de l’ère Gutenberg, nous n’avons pas encore démissionné du clavier et nous sommes loin, très loin, d’avoir signé notre dernier papier, notre dernier billet… Et vous voulez un vrai scoop ? Le numérique ne nous fait pas du tout peur, c’est au contraire une opportunité historique de réinventer le journalisme, plein cadre ou hors cadre, avec de belles histoires, de la chair et de l’humain dedans. Ici et ailleurs, ici et maintenant !

Article initialement publié sur le blog de JC Feraud, Sur Mon Ecran Radar

Crédits photo FlickR CC : inju / GiantsFanatic / goodwines

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