Le Costa Concordia psychanalysé

Le 30 janvier 2012

Avec les images spectaculaires d’un navire à moitié englouti, le naufrage du Costa Concordia a fasciné les médias. Sans en être conscients, ces derniers ont alors véhiculé le même type d’illustrations à leurs publics. Analyse avec l’universitaire Olivier Beuvelet.

Pourquoi les images lointaines et de cet immense hôtel flottant couché dans l’eau sur son flanc droit, sur un fond rocheux, à six brasses seulement de la côte, sont-elles si récurrentes dans les illustrations de presse concernant le naufrage du Costa Concordia ? A voir la quantité et la diversité des images disponibles sur le site Imageforum, ou sur certaines galeries d’images qui complètent généralement l’iconographie des articles consacrés à la catastrophe maritime, on se rend compte que d’une part l’événement est d’une grande importance visuelle pour les médias et que d’autre part la plupart des choix éditoriaux effectués par les sites de presse observés ont très vite privilégié un certain type d’images, pour ne pas dire une seule image, récurrente, celle du grand hôtel qui prend l’eau impliquant la présence (visible ou non) d’un spectateur fasciné par l’énormité de ce qui a bel et bien sombré… On note aussi une surenchère dans la composition et l’esthétisme des images qui montrent l’épave du paquebot, surenchère esthétique qui fait de l’épave un “beau” spectacle à regarder… voir un aperçu des illustrations du monde.fr, du Figaro.fr et de Libération.fr.

Deux figures ressortent ainsi de l’iconographie de ce naufrage, la principale ; celle de l’épave qu’on a même montrée vue d’un satellite pour en attester la grandeur et en face, celle du capitaine, le coupable. Un capitaine qu’on a peint comme étant un flambeur, un irresponsable et un couard… Entre les deux, les naufragés, très nombreux, n’ont presque pas été représentés dans la presse française, ils commencent seulement à réapparaître dans des articles qui évoquent leur indemnisation, mais ils n’ont pas retenu l’attention des équipes éditoriales qui, dès le début, le 14 janvier au matin, ont plutôt choisi de montrer l’image exceptionnelle et spectaculaire d’une gigantesque épave où reposent probablement encore les corps de quinze disparus (le bilan provisoire et de 17 morts et 15 disparus).

Une vidéo filmée par un père de famille est bien venue illustrer la panique vécue par les passagers, mais ce n’est finalement pas cette option vernaculaire qui a été majoritairement retenue par la presse en ligne, qui est restée fixée sur l’épave, vue sous tous les angles, avec à la base de la perspective, du côté du spectateur, le plus souvent, un bout de terre ferme, une maison ou même un spectateur tiers. Et même cette image-ci qui a fait surface mercredi 25 janvier par l’intermédiaire de l’agence AP et qui pouvait avoir un caractère “informatif” puisqu’il s’agit d’une vue de l’événement, n’a pas été reprise dans la presse française (je ne l’ai trouvée que chez Paris-Match) alors qu’elle l’a été assez largement dans la presse anglo-saxone… Elle met le spectateur dans une position de voyeurisme plus délicate et interdit toute délectation devant le spectacle de la grande maison en train de sombrer… Or ce qui est en jeu ici, ce ne sont pas les victimes, mais la vulnérabilité et le gigantisme du navire… pas la détresse des passagers…

Cette fixation française (mais aussi italienne apparemment, cliquer sur les articles pour voir les illustrations) sur la figure du “naufrage avec spectateur” est donc un symptôme, signalé en tant que tel par son caractère répétitif et son caractère emblématique; un symptôme qui nous présente bien autre chose que ce qui est censé être mis en jeu par l’image dans le contexte journalistique de la couverture de l’événement. Loin d’informer, c’est ici une évidence, les prouesses esthétiques des photographes et la fascination partagée pour l’épave vue de la terre ferme, dont témoignent ces images, me semblent viser un autre but, nous manifester autre chose.

L’approche psychanalytique est ici un recours utile à l’interprétation éclairée des images. Non qu’il s’agisse de considérer l’inconscient des sujets réels à l’origine de ces choix d’images, ce serait techniquement impossible et humainement vain, mais parce qu’il est possible, en revanche, de postuler l’existence d’un inconscient (ou d’un impensé) de l’image de presse, comme il existe un inconscient de l’oeuvre d’Art, qui échappe résolument aux errements et aux approximations de la psychobiographie, mais qui se livre volontiers à l’”écoute” attentive de l’analyste des images, si ce dernier prend telle image enkystée dans l’imaginaire médiatique immédiat comme un symptôme, comme un moyen de manifester autre chose que ce qu’elle dit ouvertement. La particularité de ce travail et la grande différence avec la situation analytique, c’est qu’ici, l’analyste participe du sujet énonciateur, il constitue avec l’instance qui formule le récit (l’organe de presse) une sorte de chimère où il est à la fois origine et destinataire de l’image.

C’est son imaginaire qui est dans l’illustration, elle le constitue, et dans le même temps elle s’adresse à lui… comme un rêve au fond, qui est un message à l’intention de la conscience, message parfois sans réponse mais parfois bien reçu par le sujet. Ainsi, l’illustration de presse constitue mon rêve, elle donne une matière à la manière dont je me représente ce qui hante mon monde sans que je puisse le voir… Où puis-je voir la détresse de Sarkozy devant la montée en puissance de François Hollande ? Où puis-je sentir la menace que représente la perte du AAA par la France ? Qui prendra la figure de cette hantise du déclassement qui travaille de plus en plus les classes moyennes des pays riches ?

"Des badauds regardent les opérations de secours..." 22 janvier 2012 sur le site du Courrierpicard.fr (AFP)

C’est l’image de presse, qui accompagne le récit “objectif” du monde que me fait la presse, qui me fournit la matière de ce rêve…

Ainsi, s’il est conditionné par des règles matérielles précises (abonnement à telle agence, conditions immédiates d’édition, concurrence et recherche de l’effet prosécogénique…) le choix de telle ou telle illustration est aussi soumis à des interdits “éthiques”, une instance surmoïque de censure, qui varie en fonction de la ligne éditoriale de l’organe de presse… On imagine mal la pirogue de Sarkozy à la Une du Figaro.fr, à moins que Dassault ne choisisse de soutenir Bayrou… En tout cas, l’image est le terrain où passe ce qui ne peut pas passer dans un énoncé verbal trop explicite, et il n’est alors pas incompréhensible que des choses y passent qui ne soient pas parfaitement formulées a priori par les journalistes qui les choisissent.

Contrairement à ce qu’ils tendent à faire croire, ils ne maîtrisent pas tout leur propos et surtout pas la compréhension qu’on peut en avoir… Ils ont eux aussi un inconscient, ils sont les échos sonores de leur temps et à ce titre reçoivent et projettent en permanence l’imaginaire social qu’ils partagent avec les lecteurs de leur organe. Ils sont autant les aèdes de notre temps que des scientifiques menant enquête sur la vérité… Il faudrait qu’ils soient bien prétentieux pour s’exclure par principe des règles universelles de la communication qui veulent que chaque énoncé visuel ou verbal porte en lui une part de non-dit logée clandestinement dans les plis du signifiant.

André Gunthert en fait la démonstration magistrale ici, l’implicite des images de presse, nié farouchement par ceux qui en jouent plus ou moins consciemment, n’échappe pas à toute interprétation dans la mesure où le contexte d’usage des images leur donne une orientation. Montrer Sarkozy dans une pirogue n’aurait pas eu le même sens dans un autre contexte, et c’est ce contexte informulé qui hante les images, et elles y renvoient le plus souvent de manière allégorique. Mais au-delà du contexte qui pourrait être à l’image de presse ce que les restes diurnes sont aux rêves dans la théorie freudienne, nous pouvons aussi nous intéresser au désir inconscient que libère ou manifeste l’image de presse, dans l’innocence même de son expression implicite, elle occupe une place importante dans l’économie du rapport imaginaire qu’elle établit entre le lecteur et le monde qu’elle lui donne à voir. Elle crée des soubassements fantasmatiques à partir desquels le spectateur-lecteur du journal va aborder la réalité.

En France donc, nous nous souviendrons de ce naufrage à partir de la relation de spectateur sur la terre ferme regardant une grande maison prendre l’eau, et non comme passager paniqué cherchant à trouver la sortie ni comme spectateur voyeur regardant les autres essayer de s’en sortir… Le Costa Concordia, contrairement au Titanic revu par James Cameron, ne sera pas le lieu d’une panique totale, mais une belle épave couchée sous la lune. Et nous la contemplerons comme de simples badauds innocents venus après la tempête voir le fruit du naufrage.

Dans son essai Naufrage avec spectateur, le philosophe Hans Blumenberg évoque l’ancienneté et la récurrence de cette métaphore nautique du “naufrage avec spectateur” comme une expression de la position philosophique, position aussi de l’historien devant l’histoire.

“C’est le Romain Lucrèce qui a forgé cette configuration. Le deuxième livre de son poème du monde s’ouvre sur l’image d’un spectateur qui, à partir de la terre ferme, observe la détresse d’autrui aux prises avec la mer secouée par la tempête (…) Certes l’agrément que ce spectacle est censé procurer n’est pas dans les tourments qu’endure autrui, mais dans la jouissance de savoir que sa propre position n’est pas menacée. Il ne s’agit pas du tout des relations entre hommes, souffrants et non-souffrants, mais du rapport du philosophe à la réalité : de l’avantage que représente – grâce à la philosophie d’Epicure – le fait de disposer d’une base ferme et inattaquable pour considérer le monde.”

Ainsi, cette image récurrente pourrait être le symptôme capable d’exprimer de façon indirecte le désir de terre ferme qui hante les passagers d’une Europe en perdition. Les plus grandes maisons flottantes peuvent sombrer et il est question ici, par ces images impressionnantes, de se sentir à la fois menacés et à l’abri de la menace, sur la terre ferme, tout en ayant conscience de la possibilité du naufrage, de l’agitation des flots et de la confusion entre le liquide et l’habitat. La figure d’un capitaine inconscient et soit disant puéril, sorte de trader gominé qui a voulu flamber (on lui a même prêté une relation avec une étrange jeune femme moldave) vient renforcer opportunément la lecture morale qu’on peut faire de ce mythe qui trouve sa matrice dans l’histoire du Titanic, autre géant des mers, autre hôtel flottant, autre symbole de la démesure humaine, autre tour de Babel, qui avait lui aussi payé très cher son orgueil et sa puissance économique.

Selon la manière dont les choses ont été présentées, Schettino serait à la compagnie Costa ce que Nick Leeson était à la Barings, ou Jérôme Kerviel à la Société Générale, un employé flambeur et inconscient. Or rien n’est encore avéré, mais la lecture spontanée des médias et les choix iconographiques que nous avons pointés ici témoignent d’une production imaginaire orientée par une nécessité interne. Mettre le spectateur en lieux sûrs sur la terre ferme et lui faire apprivoiser l’épave. Il n’est peut-être pas anodin d’ailleurs que ce naufrage ait eu lieu le vendredi 13 au soir, après que l’agence Standard and Poors eut délivré une mauvaise note à une série de pays européens, dont le paquebot France, acroissant ainsi la crise de l’Euro et menaçant du même coup la concorde européenne. ConcordiAA… portait bien son nom… à côté du drapeau européen.

Le drapeau européen du Costa Concordia

Depuis la crise de 2008 qui a vu la Banque Lehman’s Brother couler sous les yeux du gouvernement américain, les naufrages économiques ont été nombreux, l’idée même que le navire de l’Etat puisse se déclarer en faillite, sombrer sous les assauts des tempêtes boursières, submergés par la dette, n’est plus seulement un cauchemar, c’est devenu un horizon pour de nombreux pays… Et la perte du AAA par la France, au matin de ce jour de naufrage en Méditerranée, aura sûrement donné matière aux représentations de l’épave du Costa Concordia, à cette fixation étrange sur cette immense maison flottante, qui agit comme Méditerranée sorte de Memento Mori et d’écran propitiatoire à destination des regards de la zone Euro… Jouissons de la terre ferme !

On apprivoise l’idée de naufrage par cette image qui nous place la plupart du temps à l’abri sur la rive où les maisons tiennent debout, en nous se montrant de belles images d’une mer d’huile où repose tranquillement le navire du marché-roi perdu par son pilote fou… naufragés que nous venons veiller depuis la terre ferme…

C’est Libération.fr qui a vendu la mèche, deux jours après The Guardian, en titrant lucidement : Godard a filmé la fin de l’Europe sur le Costa Concordia.

Cette épave que nous contemplons étrangement et qui distille son poison est peut-être bien celle de l’Europe des marchés et nous désirons tous rester sur le bord, sur la terre ferme, en attendant de pouvoir monter à bord d’un nouveau navire… Et si possible pas sur une pirogue…


Des livres qui ont inspiré cette approche :
-Murielle Gagnebin, Pour une esthétique psychanalytique, Paris, Puf, 1994

-Georges Didi-Huberman, Devant l’image, Paris, Minuit, 2004

-Hans Blumenberg, Naufrage avec spectateur, Paris, L’Arche, 1994

1 Le “ça nous a interpellés” sans plus d’explications, opposé à toute tentative d’interprétation des usages de l’image de presse, ouvre la porte sur cet “air du temps” inconscient qui correspond à la situation, au contexte imaginaire, partagé par les journalistes et les lecteurs de leur organe de presse.
2 Hans Blumenberg, Naufrage avec spectateur, trad. Laurent Cassagnau, Paris, L’Arche, 1994, p. 34.


Billet initialement publié sur Culturevisuelle.org par Olivier Beuvelet.
Captures d’écran via Culture visuelle et photos publiées dans les journaux Sudouest.fr, Courrierpicard.fr (AFP)
Photo du Costa Concordia par Turismobahia/Flickr (CC-byncsa)

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